Chroniques

par bertrand bolognesi

carte blanche à Jacques Lenot – deuxième jour
Il y a (installation sonore) par Étienne Démoulin

création mondiale du Quatuor à cordes n°8 par Tana
Église Saint Joseph – Conservatoire, Roubaix
- 16 mars 2024
2ème journée de la Carte-blanche roubaisienne au compositeur jacques Lenot...
© ollivier lenot

La ville de Roubaix, où Jacques Lenot vit depuis plusieurs décennies, offre ce week-end au compositeur d’origine angérienne une Carte blanche qui clôt une semaine dense de présence dans les établissements scolaires ainsi que dans les classes du conservatoire. Ouvert hier soir par la projection du film documentaire de Ludovic Lang, Les anges se penchent parfois (2020), l’événement se poursuit aujourd’hui et demain par quatre rendez-vous dont les programmes judicieusement pensés offrent une immersion puissante dans sa musique. Quant à nous, c’est avec un plaisir indicible que nous retrouvons une œuvre qui nous est chère – il serait bien sot de chercher à le cacher après avoir publié tant d’articles à son propos, sur ses colonnes comme dans d’autres médias, mais encore une analyse détaillée du corpus pianistique de Lenot (Résurgences du secret, Éditions Aedam Musicae, 2022).

Il n’est pas tout à fait 15h lorsqu’il s’agit de prendre place dans l’Église Saint Joseph, restaurée de fraîche date. Ici, Étienne Démoulin [lire nos chroniques de Nei rami chiari, Sonus ex machina, Metropolis et T O R N], jeune réalisateur en informatique musicale, va diffuser le vaste Il y a, réalisé à l’Ircam par Grégory Beller et Éric Daubresse, une installation sonore que nous avions découverte en l’Église Saint Eustache, le 29 septembre 2009, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Si les premiers pas de ce projet sont posés en janvier 2006, il sourd de bien plus loin dans le temps. Au commencement, Rome et ses innombrables cloches, au début des années soixante-dix, lorsque Jacques Lenot vient travailler auprès de Sylvano Bussotti. Le choc est grand d’entendre cette fragilité d’airain, si je puis dire, jamais tout à fait juste ni jamais vraiment fausse – en français on dit jouer ou chanter comme une casserole, quand en Italie, pour la même réalité, on dira è stonato come una campana, soit il est désaccordé comme une cloche. Depuis, l’idée de sons descendant du ciel sur l’auditoire n’a pas quitté l’esprit de l’artiste. À juste titre on pourra remarquer que celui-ci jamais ne compose pour la percussion, après l’antan de Diaphanéis (1966) qui, dans l’immensité de Notre Dame de Royan, l’associait à un orchestre à cordes. Mais un usage plus que fréquentde deux instruments – les princes de son imagination créatrice, peut-être – en convoque à l’occasion de nombreux autres, dont la percussion : l’orgue, via ce choc plus ou moins brutal du souffle dans l’espace, et le piano, bien sûr, dont la mécanique que l’on sait se passe de commentaire.Eh bien, la percussion est au rendez-vous de ce rendez-vous avec le ciel qu’est Il y a, dont le titre n’emprunte pas à Apollinaire mais à un dialogue d’Emmanuel Levinas avec Philippe Nemo (Éthique et infini, France Culture, février et mars 1981, puis Librairie Arthème Fayard, 1982).

Fort de l’expérience sensible des cloches et de leur particularité telle qu’exprimée plus haut, le compositeur, pour la première fois de son parcours, va s’aventurer jusqu’à convoquer le quart de ton dans sa trame qui, dès lors, disposera d’un potentiel de vingt-quatre séries. Greffant le travail de 2006-2009 à l’équipement sonore dont dispose aujourd’hui Saint-Joseph, Étienne Démoulin magnifie la réverbération parce que Saint-Eustache en accusait plus, et dessine, selon ses propres termes, les instrumentations, après avoir redéfini sur deux canaux les huit initiaux. Nomenclaturée à l’époque par l’Ircam « pour orchestre virtuel de quatre-vingt-quatre musiciens répartis en vingt-huit trios spatialisés et dispositif informatique (poudre de cloches et mécaniques horlogères) », la pièce prend parfois les chemins de la registration d’orgue à laquelle Lenot est habitué sans pourtant la pratiquer lui-même. Par deux fois, il a refusé – comme à protéger son terreau créatif, croyons-nous – des ouvertures qui sans doute auraient pu être importantes lorsqu’on les lui proposa mais qui n’étaient pas alors en son actualité : la classe du conservatoire où Messiaen l’invitait à la fin des années soixante, puis les studios de l’Ircam auquel le conviait Boulez. Ainsi fallut-il plusieurs décennies pour qu’à l’institut il pénétrât enfin – il y retournerait d’ailleurs quelques années plus tard [lire notre chronique d’Isis et Osiris] – et donnât naissance à ce concert tombé des voûtes. « Seule l’expérience esthétique représente le dernier mode de résistance possible de l’individu. Mais cette expérience esthétique ne peut être que celle d’un art étant à la hauteur de la technologie la plus progressiste, conformément à la maturation historique de son matériau. Dussent-ils courir le risque d’hermétisme, l’art et les œuvres d’art peuvent ainsi ne pas renoncer à leur fonction critique et polémique à l’égard de la réalité », précisait le germaniste et philosophe Marc Jimenez en 1983 dans un commentaire de la pensée d’Adorno. À méditer…

Signalé par un discret tintement, réminiscence de cloches au lointain, Il y a s’installe peu à peu dans un calibre nettement percussif, sorte de cérémonie invisible survenue d’un presque-Orient sous la pluie. Une impalpable danse s’y déploie bientôt. Le surgissement des cordes ne signifie pas la disparition d’échos campanaires résiduels qui laissent poindre enfin des rumeurs de cuivres. De même que les cloches ne sont pas de vraies cloches, les cordes ne sont pas plus de cette matière-là par laquelle elles se désignent. Lorsqu’on joue du violoncelle, par exemple, il faut bien, à un moment donné, inverser le geste, faisant alterner tirer et pousser dans une succession dont la respiration ne s’efface jamais totalement, par-delà le meilleur talent. Dans cette partie, la virtualité inaugure l’infinitude de l’archet, de sorte que s’y peut suspendre ce que j’oserai dénommer une Ewigkeit, rien de moins, croisant de plus en plus de sonorités soufflées, telles des cohortes aériennes, voire ces quasi-secousses sismiques qu’à l’orgue génèrent les tremblants. Après une incessante survenue d’événements, l’œuvre paraît, en son mitan, s’installer dans un relatif continuo dont le son recule, au plus perdu d’un insaisissable horizon. À l’inverse – parce que le compositeur se « place du côté de l’extravagance » ainsi qu’il l’annonce lui-même en amont du concert –, un déchaînement jaillit soudain des haut-parleurs ! Reviendra-t-il, le rituel initial ?... Sans perdre jamais en clarté s’infiltre une relative raréfaction de laquelle s’élève à peine un chœur de plaintes ou de prière, apophatique chant égaillé dans l’espace sonore sitôt amorcé. En douceur, le tintinnabuli des premiers temps referme la porte.

Fort d’un enregistrement remarquable des sept Quatuors à cordes de Jacques Lenot paru en 2014 [lire notre critique du coffret Intrada], mais encore de la création des Frammenti intimissimmi [lire notre chronique du 12 décembre 2016], le Quatuor Tana poursuit avec fidélité l’aventure avec la première du Quatuor n°8, à l’auditorium du Conservatoire de Roubaix, en fin d’après-midi. Après avoir joué le Quatuor n°2 « Lettres intimes » (1928) de Leoš Janáček, les quatre musiciens s’attellent donc à un opus composé entre le 12 février et le 17 avril 2023, dans le souvenir de l’effondrement de la flèche de Notre-Dame, lors de l’incendie du 15 avril 2019 (vu à la télévision). Lenot compare ce choc à celui provoqué le 11 septembre 2001 en voyant s’écrouler les tours du World Trade Center (New York), qui avait alors généré l’écriture du Quatuor n°2. Trois mouvements s’enchaînent – Vif/Lent/Vif –, dont le médian est une déploration en chute. « La catabase est un motif récurrent des épopées grecques, traitant de la descente du héros dans le monde souterrain… », précise le compositeur (brochure de salle). Sur le modèle du cantus firmus, une oratio est assumée par le violoncelle tandis que ses camarades babillent. Progressivement, la parole – pas le chant, la parole, j’insiste – se fait plus présente, mais sans être véritablement appuyée pour autant. Le motif parallèle subit diverses variations, puis l’alto prend le relais du dire, le violoncelle rejoignant dès lors la fièvre chuchoteuse alentour. La deploratio centrale se présente d’abord comme un trio sans violoncelle. Après que ce dernier l’a finalement rejoint, la phrase s’enfle plusieurs fois, puis se calme, voire se cache, obombrant savamment un trouble inévitable et certain. Le troisième chapitre de cette page d’environ dix-huit minutes renoue avec le modèle du premier, soit la passation du rôle de l’orateur, mais cette fois les virevoltes subalternes sont franchement affirmées – la lecture d’Éric Benoît, Michel Braud et de quelques autres, dans leur ouvrage collectif intitulé L’écriture du ressassement (Presses universitaires de Bordeaux, 2001), ne manquera pas d’éclairer quiconque voudrait en comprendre un peu plus – et le phrasé principal très vibré, atteignant un lyrisme vaillamment assumé. Le second violon prend la parole, puis le premier, avant un geste final trompeur, immédiatement suivi d’un double, cette fois définitif.

À suivre, donc !

BB