Chroniques

par marguerite haladjian

Œdipe
opéra de George Enescu

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 12 octobre 2008
Patrice Nin photographie Œdipe, opéra d’Enescu, à Toulouse
© patrice nin

La maison toulousaine a le courage de consacrer l’ouverture de la nouvelle saison à Œdipe du compositeur roumain George Enescu. C’est favoriser activement la découverte sur scène d’une œuvre donnée en France pour la dernière fois en 1963 par l’Opéra de Bucarest, dans sa version roumaine. Jusqu’à ce jour, le mélomane devait se contenter d’un enregistrement de référence (EMI) par Lawrence Foster, chanté par le baryton José Van Dam dans le rôle-titre. Œdipe, véritable chef-d’œuvre du répertoire lyrique, injustement négligé depuis de nombreuses années, est enfin ressuscité. Formons le vœu que Nicolas Joel, qui prendra les rênes de l’Opéra national de Paris dès la rentrée prochaine, l’inscrive aux productions à venir.

Comment expliquer qu’alors même que des musiciens comme Ravel et des critiques reconnus ont salué ce compositeur (qui vécut autant à Paris qu’à Bucarest) comme l’un des plus marquants de son temps, sa musique reste encore largement méconnue du public ? Personnalité d’une extrême complexité, George Enescu se présente comme une figure singulière aux multiples facettes qui déconcertent. Musicien hors du commun, pourvu de dons exceptionnels, chef d’orchestre, violoniste virtuose dont l’art fut célébré par Proust, pianiste, pédagogue, Enescu fut le professeur de violon de Yehudi Menuhin qui le vénérait. « Avec Bartók, le plus grand musicien que j’aie connu en quelque domaine de la musique que ce soit, il était profondément inspiré. On n’a pas encore entièrement découvert ce créateur de génie », écrivit-il. Enescu fut aussi maître de piano et père spirituel de Dinu Lipatti dont il contribua fort probablement à aiguiser la sensibilité. L’admiration vouée à l’interprète occulta-t-elle le compositeur ? Artiste exigeant, Enescu a mené une œuvre personnelle et libre, loin des courants à la mode. Son écriture novatrice associe de manière singulière les accents venus des traditions de son pays natal et des recherches de timbres qu’on a pu rapprocher de celles d’un Schönberg ou d’un Webern. Celui qui a affirmé que « la musique [était sa]vérité » voua son existence à son art. Musique symphonique, musique de chambre, pièces pour piano et mélodies forment un corpus que des interprètes interrogent à nouveau depuis le début des années quatre-vingt-dix.

Œdipe, son unique ouvrage lyrique, dont la gestation dura plus de vingt ans, composé sur un livret d’Edmond Leg d’après Œdipe roi et Œdipe à Colone de Sophocle, fut créé à l’Opéra de Paris le 10 mars 1936 en présence du compositeur, à la veille des événements qui allaient déchirer le monde. Selon les propres confidences d’Enescu, c’est l’œuvre à laquelle il attachait le plus de prix : « Un sujet comme celui-là, on ne le choisit pas, c’est lui qui vous choisit, il vous saute dessus, il vous empoigne, il ne vous lâche plus. On ne s’en débarrasse que le stylo à la main ». Cette urgence se perçoit à travers la pensée musicale et spirituelle hautement inspirée que soutient une dramaturgie habitée par la lutte du héros face au destin qui l’accable. À travers quatre actes, nous suivons les épreuves qui mènent Œdipe, mu par une nécessité intime, à la découverte de la vérité. Cet opéra humaniste sur le mythe tragique venu des Grecs se déploie dans une orchestration foisonnante, riche d’images sonores, d’un lyrisme poétique porté par une écriture vocale aux couleurs nuancées.

D’un statisme emprunt d’une noblesse austère, le spectacle ici présenté convient à la gravité de l’ouvrage. Il est mis en scène par Nicolas Joel qui, victime d’un accident de santé, dut en confier la réalisation à son assistant Stéphane Roche. La conception d’ensemble privilégie sobriété et élégance classique qui se déclinent en un camaïeu de gris : gradins d’amphithéâtre et colonnades pour les décors d’Ezio Frigerio, costumes antiques de Franca Squarciapino et coiffures à la mode grecque.

Pour servir la tragédie, un plateau vocal sans faille, avec le baryton Franck Ferrari au timbre acéré, d’une diction parfaite dans le rôle redoutable d’Œdipe, bouleversant de vérité musicale et scénique, aveugle sans défense dans l’Acte III. Le mezzo-soprano Sylvie Brunet, modèle de déclamation lyrique, chante avec une émotion intense une Jocaste majestueuse et déchirée. L’alto québécois Marie-Nicole Lemieux campe une Sphinge impressionnante, monstre assoiffé de sang qu’affronte le déchiffreur d’énigmes. La basse d’origine arménienne Arutjun Kotchinian prête sa voix dramatique et sa belle prestance au sombre devin Tirésias. Il faudrait citer toute la brillante distribution : le Créon de Vincent Le Texier, l’Antigone tendre et délicate d’Amel Brahim-Djelloul, l’excellent Berger au cœur du drame d’Emilio Gonzalez Toro, sans oublier Léonard Pezzino en Laïos, Thésée par Andrew Schroeder, le grand-prêtre d’Enzo Capuano, Phorbas par Harry Peeters, le Veilleur de Jérôme Varnier et Mérope par Marie José Montiel.

Les Chœurs du Capitole, auxquels se sont joints ceux de l’Opéra national de Bordeaux, complètent harmonieusement la palette vocale puissante et raffinée qu’a sollicitée le compositeur. À la tête de l’Orchestre national du Capitole, Pinchas Steinberg dirige avec une souveraine maestria cette partition rare qui éblouit et fascine.

MH