Chroniques

par gilles charlassier

Œdipe
opéra de George Enescu

De Nationale Opera, Amsterdam
- 18 décembre 2018
Œdipe, opéra d'Enescu joué à Amsterdam dans une mise en scène d'Alex Ollé
© clive barda

Bien trop rare pour ne pas être chroniqué quand il est mis à l'affiche, Œdipe d'Enescu avait été présenté à la Monnaie il y a sept ans dans une mise en scène d'Alex Ollé, une douzaine de mois après la catastrophe écologique des boues rouges en Hongrie [lire notre chronique du 4 novembre 2011]. Point besoin néanmoins de cet éclairage opportuniste pour saisir la force visuelle d'un spectacle qui s'affranchit sans peine de l'intention dramaturgique initiale dans sa reprise par Valentina Carrasco au Nationale Opera d'Amsterdam. Le décor aux teintes de terre cuite d'Alfons Flores a des allures de polyptyque que l'on croirait venu – coïncidences géographiques sans doute obligent – de la Renaissance germanique ou flamande. Cet emprunt narratif au corpus religieux n'empêche pas l'irruption de la contemporanéité, tant dans le synthétique des matières que le char de Laïos, aux allures de pick-up, ou encore un clin d'œil un rien potache qu'on associe aujourd’hui aux commémorations Dolto, quand son occasionnel sosie Mérope accouche des tourments psychiques de son fils adoptif, Œdipe, sur le divan. Sans revenir sur une longue discussion herméneutique que l'obsolescence de l'actualité d'un moment a quelque peu émoussée, la production a le mérite de mettre en évidence les nœuds dramaturgiques essentiels de la pièce, avec la complicité des lumières de Peter van Praet, conduisant le héros vers les aveuglantes ténèbres de l'exil avant l'irradiante sagesse de l'acceptation du Destin.

S'il se révèle très imparfaitement francophone, le plateau ne manque pas d'incarnations puissantes. Dans l'écrasant rôle-titre, Johan Reuter affirme une présence qui privilégie sans doute la vigueur de l'incarnation à la subtilité de l'intériorité, sans pour autant renoncer à une évolution dramatique et psychologique résumée à ses traits essentiels [lire nos chroniques des 13 juillet et 1er août 2013, du 23 mars 2014, du 21 novembre 2015, des 19 mars et 7 août 2018]. Prophète du malheur, Tirésias revient à un Eric Halfvarson assumant jusque dans sa voix l'ingratitude de la position du personnage, sans obérer au delà du nécessaire l'intégrité du matériau [lire nos chroniques du 8 juin 2013, du 5 mai 2017 et du 3 juillet 2018]. Christopher Purves condense l'autorité caricaturale de Créon [lire nos chroniques de The perfect American, Requiem, Die Jahreszeiten, Written on skin, Moses und Aron, Götterdämmerung et Saul]. Gagnant en immédiateté intelligible par une émission qui ne cherche pas l'assombrissement, Sophie Koch se glisse avec une justesse admirable dans le vêtement de Jocaste. Pour ne pas avoir les mêmes qualités de diction, Violeta Urmana n'en donne pas moins à la Sphinge une intensité frappante, portée par une indéniable concordance de moyens techniques.

Les figures parfois plus secondaires ne sont pas négligées. Heidi Stober se signale par sa juvénilité bienveillante (Antigone), répondant à la maternelle Mérope de Catherine Wyn-Rogers qui ne se laisse pas aller à la distance thérapeutique [lire nos chroniques de The rape of Lucretia et Die schweigsame Frau]. De Laïos, Mark Omvlee met en avant l'impétuosité dans la souveraineté qui lui sera fatale [lire notre chronique du 5 novembre 2017]. André Morsch campe un solide Thésée quand Ante Jerkunica ne fait aucunement défaut en Veilleur. Mentionnons encore les interventions du Berger (Alan Oke), du Grand-Prêtre (François Lis) ou de Phorbas (James Creswell).

Préparé par Ching-Lien Wu, le Chœur remplit son exigeant office, avec une salutaire constance au fil de la soirée. Dans la fosse, Marc Albrecht n'hésite pas, à la tête du Nederlands Philharmonisch Orkest, à varier les approches, au gré de la diversité d'écritures de la partition, sans toujours contenir assez les décibels. L'impact de l'ouvrage et de l'interprétation suffiront cependant à une standing ovation qui devrait encourager les théâtres lyriques, en particulier français, à intégrer pleinement l'unique opéra d'Enescu à leur répertoire.

GC