Chroniques

par bertrand bolognesi

Бори́с Годуно́в | Boris Godounov
opéra de Modeste Moussorgski

Live Royal Opera House / Publicis Drugstore, Paris
- 21 mars 2016
Bryn Terfel est Boris Godounov à Londres (Royal Opera House, mars 2016)
© catherine ashmore | royal opera house

Aussi curieux que cela pourrait sembler de prime abord, c’est sur l’avenue des Champs-Élysées que nous découvrons la nouvelle production de Boris Godounov. Vous l’aurez compris : grâce aux directs de plusieurs maisons d’opéra, il est désormais possible de se téléporter ici ou là en ne bougeant guère de son carré. Ainsi ce live émis depuis Covent Garden nous invite-t-il outre-Manche à retrouver le chef-d’œuvre de Moussorgski que metteur en scène et chef d’orchestre ont décidé de jouer dans sa version originale d’un seul tenant, en sept tableaux enchaînés. Comme Munich il y a trois ans [lire notre chronique du 30 juillet 2013], Londres fait donc l’impasse de l’acte polonais, ce qui nous va fort bien.

Mais attention, la redoutable condensation de cette version nécessite une dramaturgie extrêmement précise, le public n’ayant guère temps de méditer des événements qui surgissent sans répit, du sacre du tsar à sa chute. Il paraît assez malaisé de rendre compte de la proposition de Richard Jones, dont par ailleurs nous avons volontiers salué le savoir-faire par ailleurs [lire nos chroniques du 19 février 2006 et du 21 février 2015, ainsi que notre critique du DVD Der Rosenkavalier]. Peut-être est-ce dû à celle de la réalisation pour l’écran qui passerait à la trappe quelques détails n’échappant pas au spectateur sur place. Quant à nous, nous voyons une tentative de briser toute datation, induisant l’idée d’une éternité des jeux de pouvoir à la tête du peuple russe. Dans un décor rappelant aussi bien le récit séquentiel d’une icône que l’intérieur d’un bulbe (Miriam Buether) se joue tout l’opéra, réservant l’espace supérieur à l’intimité du souverain, mais encore au complot et au crime, voire au souvenir. Et c’est dans l’impact de la scène originelle – le meurtre du tsarévitch légitime – que tout l’argument se place, ce soir, non sans quelque redondance.

Les cérémonies convoquent l’or du Kremlin, superposant l’omniprésente misère. Pourtant, par le costume (Nicky Gillibrand) la contemporanéité est au rendez-vous, sans oublier une réminiscence de la période soviétique, avec une assemblée de boyards dont le rang est clairement signifié par un rigoureux code des vêtures. La définition des lieux changeants s’effectue par l’intrusion d’éléments mobiles, écritoire géant pour le couvent, comptoir infini pour l’auberge de la frontière lituanienne, parterre vide pour la place, chaise haute, d’une sobriété lapidaire, pour la salle du trône, enfin planisphère envahissant devant lequel se révèlent les liens filiaux et se nouent les intrigues politiques.

Si la lecture théâtrale demeure floue sur certains points, elle appuie, au contraire, un choix franc en montrant un Pimène non pas défenseur de la vérité en couchant sa mémoire sur le seul parchemin, mais clairement engagé dans la lutte contre l’imposteur. L’étrange sourire de satisfaction qui peu à peu s’épanouit sur sa face après qu’il ait réveillé la culpabilité de Boris, avec des mots empoisonnés qui provoquent l’apoplexie définitive, en fait un actif conspirateur qui, après avoir sciemment semé des idées folles dans l’esprit fragile du jeune novice Otrepiev, prononce son silencieux exequatur. De fait, c’est par la répétition de l’infanticide que se conclue la représentation : le nouvel usurpateur poignarde Fiodor, pris dans une souricière à la mort du père. L’attachement des metteurs en scène, ces dernières années, à souligner l’avènement du faux Dimitri renvoie-t-il à une conviction de notre aujourd’hui selon laquelle tout pouvoir serait usurpé, au fond ?...

Loin de confortablement cantonner ses efforts dans un répertoire de prédilection, Antonio Pappano continue de surprendre par l’efficace éclectisme de ses interprétations. Nul antagonisme à diriger du Puccini ou du Berlioz, du Meyerbeer ou du Wagner : il s’impose comme chef de fosse, servant avec la même ardeur Szymanowski et Moussorgski [lire, entre autres, notre critique du DVD Król Roger et notre chronique de son Parsifal]. Il brille par une approche infiniment soignée de Boris Godounov dont il cisèle avec adresse scrupuleuse tous les détails, intégrés à l’épopée générale, à l’aura de fatalisme religieux qui la porte.

Outre celles, efficientes, du Royal Opera Chorus, préparées par Peter Manning, lui répondent les voix solistes, dûment distribuées. Le mezzo de Rebecca de Pont Davies campe une Aubergiste vigoureuse, progressivement revêche face à l’ivrognerie des moines, Missaïl bienheureux d’Harry Nicoll et truculent Varlaam de John Tomlinson. Saluons également l’intervention réussie d’Andrew Tortise dont séduit l’aigu et l’onctueux phrasé, Fol-en-Dieu littéral, avec son seau de fer sur la tête. Parmi les autres seconds rôles l’on remarque le soprano russe Vlada Borovko, attachante Xenia éplorée, la basse robuste de James Platt (Garde-frontière), le Fiodor gracieux et posé d’Emily Edmonds, troublant de présence simple, ainsi que l’Otrepiev vaillant et clair de David Butt Philip et, enfin, le jeune baryton-basse lituanien Kostas Smoriginas, Chtchelkalov qui crève l’écran, tant par l’impact vocal et la qualité du chant que par le charisme (un futur Boris ?...).

Loin d’être en reste, le trio de tête convainc diversement.
Ainsi le Godounov de Bryn Terfel, prise de rôle d’un artiste qui chante pour la première fois en russe, n’affiche-t-il pas une égalité des moyens dans chacune de ses apparitions. Le cuivre de l’aigu lui confère une autorité précaire, en parfaite adéquation avec l’option scénique nous le faisant voir comme ne comprenant bientôt presque plus rien de ce qui lui arrive, mais il manque au grave une impédance qui porterait plus loin l’incarnation. L’abus de parlando vient grever le chant, comme la tendance à la caricature qui discrédite le jeu – ce n’est peut-être pas perçu ainsi dans la salle, les gros plans du cinéma n’étant sans doute pas un avantage. John Graham-Hall compose un Chouïski idéalement sournois, faux comme un jeton, dont le caractère gagne dans le vibrato nasillard tout ce qui appartient au félon masqué. Le grand triomphateur de la soirée s’appelle Ain Anger : on retrouve la formidable énergie de la basse estonienne en un Pimène éblouissant, déjà remarqué en version de concert à Paris [lire notre chronique du 5 février 2014] ; cette noblesse personnelle qu’il infléchit à la ligne vocale, souvent saluée en des rôles plus noirs, comme Hunding [lire nos chroniques du 24 avril 2012 et du 12 mars 2013], magnifie le mémorialiste jusqu’à justifier la vengeance accomplie. La voix peut tout, donc.

BB