Chroniques

par bertrand bolognesi

Жизнь за царя | Une vie pour le tsar
opéra de Mikhaïl Glinka

Oper, Francfort
- 25 janvier 2018
La vie pour le tsar, opéra de Glinka mis en scène par Harry Kupfer à Francfort
© barbara aumüller

Alors que la tendance générale est le retour aux sources originales, qu’il s’agisse de l’utopie du renouveau baroque sur instruments dits anciens (réalisés à partir de modèles empruntés aux musées) ou de la volonté de tourner le dos aux éventuels polissages effectués plus récemment sur les ouvrages du temps romantique – question particulièrement sensible quant au répertoire russe, avec les pages de Moussorgski revisitées par Rimski-Korsakov, Chostakovitch, etc. –, les maîtres d’œuvres de cette production hessoise montrée pour la première fois en octobre 2015 (reprise par Oreste Tichonov) n’ont pas souhaité représenter Une vie pour le tsar dans son authentique acception. Lorsque le 9 décembre 1836 cet opus vit le jour à Saint-Pétersbourg, déjà Nicolas I contrariait le compositeur en exigeant qu’il abandonnât son titre, Ivan Soussanine, pour en mieux souligner le propos patriote. Ainsi l’épique Иван Сусанин, considéré comme le premier opéra russe, naissait-il sous l’édifiante appellation Жизнь за царя.

Le sujet en est le sacrifice consenti par un personnage historique qui, au début du XVIIe siècle, abusait l’armée polonaise jusqu’à perdre la vie pour empêcher la prise de Moscou et le durable triomphe de l’occupant papiste sur la couronne, lors de la guerre de succession surgie à la faveur des Temps troublés, à savoir cette période où de nombreux faux-Dimitri prétendirent au trône, après les règnes de Boris Godounov, puis de son fils Fiodor et d’Otrepiev, enfin du fourbe Chouïski. L’acte de bravoure ici relaté vint garantir l’avènement de la dynastie Romanov. Deux siècles plus tard, la popularité de Soussanine prit son envol lors du danger napoléonien, de sorte qu’on ne s’étonnera pas que l’opéra national s’en soit emparé, tout en observant, a contrario, la surprenante contamination du ferment russe par les canons occidentaux, droit venus de Donizetti et Rossini dont Mikhaïl Glinka avait copieusement fréquenté la matière durant ses voyages.

En 1939, le régime soviétique confiait soin à l’ancien symboliste et acméiste Sergueï Gorodetski (1884-1967), vraisemblablement repentant et converti au nouveau culte, de réécrire le livret en gommant toute référence à l’ère impériale. Ainsi fardé, Une vie pour le tsar devint l’opéra favori de Staline. Jusqu’en 1989, donc peu avant la chute du bloc communiste, il fut représenté dans cette version. Par-delà l’absolue rareté de l’œuvre sur les scènes non russes, Harry Kupfer et Norbert Abels, son fidèle dramaturge, ont mitonné une troisième version qui fait l’impasse sur certaines danses et quelques chœurs. Le scénario imaginé transpose l’argument pendant l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht, ce qui présente l’avantage de pouvoir faire chanter certains numéros en allemand plutôt qu’en russe, mais va systématiquement à l’encontre du contenu musical, conçu pour cet idiome. On retrouve le scénographe Hans Schavernoch et son esthétique en blanc et en noir qu’on appréciait pour Der Rosenkavalier à Salzbourg et Lady Macbeth de Mzensk à Munich [lire nos chroniques du 14 août 2014 et du 22 juillet 2017], rehaussée par les vidéos de Thomas Reimer. Au cœur du dispositif, les ruines d’un grand portail d’église, des lambeaux de cloches sur le parvis, arbres calcinés, ciel parcouru de nuages menaçant, vigoureuse tempête de neige, implacable…

Par la vêture, Yan Tax s’en tient à l’identité nationale allemande, évitant le magasin d’accessoires nazi. En revanche, dès après la victoire sur l’ennemi, la production s’engouffre dans la représentation de l’idéologie soviétique, non sans esprit de caricature. C’est sur la Place Rouge qu’a lieu l’épilogue, la mémoire du héros Soussanine étant évoquée sous l’œil impénétrable des dignitaires du Kremlin, devant le mausolée de Lénine. Nous avions cru comprendre qu’il ne s’agissait pas d’idéologie – erreur : Kupfer connaît bien le système communiste pour avoir travaillé à la Komishe Oper de Berlin durant les années RDA et le met en abime, trouvant semble-t-il quelque espoir dans ce procédé homéopathique (soigner le mal par le mal) afin de dépasser la surenchère patriotique d’Ivan Soussanine. Les relations germano-russes jamais ne furent simples, ni dans le lointain passé ni pendant l’ère nazie, avec le pacte puis la trahison d’Hitler, encore moins durant la guerre froide et la grande Allemagne coupée en deux par un mur… sans doute la vision d’un artiste octogénaire nous échappe-t-elle dans son imprégnation personnelle d’aspects qui, bien qu’on s’en trouve fort éclairés, nous sont à peine contemporains. Ayant connu adolescent l’opéra de Glinka par retransmission radiophonique, il est presque certain que nous abordions alors la version Gorodetski. N’aurait-il pas été possible de lutter contre la nostalgie en réhabilitant pleinement l’originale de 1836 ? Peut-être sera-ce une autre étape dans l’histoire de son interprétation.

La distribution est diversement efficace. On y apprécie Thomas Charrois, impeccable en Estafette, ainsi que le Capitaine sonore de Thomas Faulkner [lire nos chroniques du 31 janvier 2016, des 26 janvier et 19 février 2017]. Anton Rositskiy possède un ténor bien accroché et fort directionnel, certes de couleur italianisante, ce qui convient à la partie parfois difficile de Sobinine, mais peine souvent dans les tenues et s’avère plus qu’à son tour couvert par la fosse. Lui répond adroitement le soprano lyrique de Katerina Kasper, Antonida vif-argent qui livre des aigus lumineux dans un chant dramatique et gracieux toujours legato. Le mezzo Katharina Magiera fait bel effet dans le rôle travesti de Vania : la couleur vocale, la présence scénique, tellement naturelle, l’évidence de l’émission, tout nous invite à saluer cette incarnation émouvante. Enfin, on applaudit chaleureusement l’excellente basse ukrainienne Dmitri Belosselskiy qui, d’une voix positivement invasive et richement colorée, campe un Soussanine d’anthologie [lire nos chroniques du 9 juillet 2014, des 5 mai et 25 octobre 2017].

Au pupitre du Frankfurter Opern- und Museumsorchester, Sebastian Weigle cède ce soir la place au directeur musical du Staatstheater de Karlsruhe, le Britannique Justin Brown [lire notre chronique genevoise de Figaro gets a divorce]. Il signe une lecture pleine de relief et de rigueur qui sert avec fougue la verve épique. Préparées par Tilman Michael, les voix des Chor und Ewtra-Chor der Oper Frankfurt sont pour beaucoup dans le succès public de la représentation.

BB