Chroniques

par gilles charlassier

Иоланта | Iolanta – Щелкунчик | Casse-noisette
opéra et ballet de Piotr Tchaïkovski

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 14 mars 2016
Tcherniakov signe Iolanta (Tchaïkovski) à l'Opéra de Paris (Palais Garnier)
© agathe poupeney | opéra national de paris

On peut très bien promouvoir les standards de la modernité et revenir à la lettre, sinon à l'esprit originel supposé des œuvres du répertoire. Le diptyque proposé par l'Opéra national de Paris l'illustre : reconstituant le programme de la création, un certain 18 décembre 1892, l'ultime ouvrage lyrique de Tchaïkovski, Iolanta, est présenté avant le ballet Casse-noisette.

Si l'intention dramaturgique de la soirée baptismale ne nous est pas parvenue, Dmitri Tcherniakov, auquel fut confiée cette nouvelle production censée démontrer le resserrement des liens entre les départements opératique et chorégraphique, n'hésite pas à relier les deux œuvres en faisant d’Iolanta un spectacle en l'honneur de l'anniversaire de Marie qui plus tard s’évadera au fil de la fantasmagorie portée par Casse-noisette. Toute la virtuosité du concept réside dans l'enchaînement entre les deux opus, scandant l'acte unique de l'opéra à la fin du duo où le chevalier et la princesse aveugle se déclarent leur flamme, lequel devient ainsi comme un premier finale : les chanteurs s'éclipsent après une première salve de saluts et laissent la place, pour la seconde, à leurs doubles danseurs, tandis que l'orchestre égrène le prélude du balleten même temps que l'auditoire s’installe en scène à mesure que le salon bourgeois s'agrandit pour reléguer en décor celui où Iolanta était confiné.

Rare jusqu'à ces dernières années – avant que Peter Sellars à Madrid puis, dans des lectures fort différentes, Jacques Osinski à Toulouse, David Hermann à Nancy et Mariusz Treliński à New York participent à la résurrection d'une partition alors sous-estimée [lire nos chroniques du 28 mars 2010, du 7 mai 2013 et du 14 février 2015] –, Iolanta fait ici l'économie de l'exotisme historique, résumée à un huis clos aux tons crème, délaissant les tiers latéraux en manière de coulisses – cela évite l'éloignement aux interventions vocales hors-champ. Le drame s'adapte à cette topographie d'intérieur et c'est le médecin qui ouvre la fenêtre à Robert et Vaudémont, complices de la perte d'innocence de la jeune fille aveugle. Le vestiaire d'Elena Zaitseva ne s'embarrasse pas de la Provence à l'aube de la Renaissance et participe de la concentration intimiste de l'ensemble, baignée par les monochromes de Gleb Flishtinsky, au diapason d'une décoration qui emprunte Noël à Casse-noisette comme cadre temporel.

Dans le rôle-titre, Sonya Yoncheva irradie une émouvante vulnérabilité, tirant parti des ressources d'expressivité de ses couleurs et de son timbre généreux. Le personnage pourrait gagner en complexité, au delà de l'errance où son ignorance le maintient : assurément le soprano a fait sienne l’incarnation réaliste voulue par la mise en scène. La soliste n'en domine pas moins la distribution. L'amicale rivalité entre Vaudémont et Robert se trouve émoussée à la mesure du contraste entre le comte impétueux plus que lyrique d'Arnold Rutkowski et le duc encore juvénile d'Andrei Jilihovshi. Alexander Tsymbalyuk se contente de l'opulence vocale pour laisser s'épanouir l'autorité paternelle du roi René, quand Vito Priante contient Ibn-Hakia dans les limites de l'honnêteté. Roman Shulakov claironne Alméric, tandis que Guennadi Bezzubenkov assume un Bertrand idiomatique. Mentionnons encore le solide trio des amies d’Iolanta, Martha, Brigitta et Laura, dévolues respectivement à Elena Zaremba, Anna Patalong et Paola Gardina.

La cohérence de la conception de Tcherniakov se confirme dans Casse-noisette dont l'argument subit une adaptation cosmétique puisant davantage à la source d'Hoffmann que Petipa pour son ballet. Élagué de ses rats, le songe prend forme sur les dérèglements relationnels du bal où l'enfant transgresse la naïveté amoureuse de son âge. À grands renforts d'effets électroacoustiques, la demeure familiale implose et la petite fille se ballade dans les projections vidéographiques d'Andreï Zelenine où un rhinocéros démesuré court entre les frondaisons. Ensuite, la perversion des proportions entoure la rêveuse de Playmobil plus grands qu'elle. Le divertissement et sa succession de danses jouent habillement de la démultiplication de la dormeuse, avec des solistes arborant la même robe jaune à fleurs.

En répartissant la partie chorégraphique à trois créateurs, pour ne pas faire d'ombre à l'unité de la volonté scénographique, on assume un risque d'hétérogénéité que les écritures de chacun ne cherchent pas à effacer inutilement. Si Arthur Pita n'a en charge que l'anniversaire de Marie, réglé comme une répétition où l'on pourrait deviner quelques réminiscences à la Balanchine ou Robbins, Édouard Lock imprime à ses interprètes des mouvements épileptiques rapidement redondants, par-delà l'horlogerie sociale de la nuit – les danses folkloriques compensent, parfois avec un humour discutable, le renouvellement limité du répertoire gestuel. Sensible à la magie des deux grandes valses d'ensemble (des flocons et des fleurs) qu'il fige presque en tableaux mouvants, Sidi Larbi Cherkaoui s'appuie en fin de compte sur le classicisme romantique dans ses pas de deux, dont le dernier avec variations offre un avatar quasi schématique, quoique non dénué de la magie attendue : le Vaudémont de Stéphane Bullion met en valeur la fluidité élancée de Marion Barbeau en Marie, joli compromis entre la timidité enfantine et la grâce féminine. Retenons également les caractérisations bien trempées d'Alice Renavand (la mère).

Sans oublier le Chœur, préparé par Alessandro Di Stefano, Alain Altinoglu fait respirer la souplesse des lignes mélodiques d’Iolanta, au prix peut-être des archétypes russes et de l'intensité passionnelle parfois. Dans Casse-noisette, le chef encourage l'Orchestre de l'Opéra national de Paris sur ce même élan, que d'aucuns pourraient qualifier de « français », qui aère de manière bienvenue les harmonies sucrées d'une partition non dénuée de transparences.

GC