Chroniques

par bertrand bolognesi

Любовь к трём апельсинам | L'amour des trois oranges
opéra de Sergueï Prokofiev

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 1er décembre 2005
Charles Workman dans L'amour des trois oranges (Prokofiev) à l'Opéra Bastille
© éric mahoudeau | opéra national de paris

En moins d'un an, le jeune Sergueï Prokofiev composait fiévreusement L'Amour des trois oranges, opéra expérimental et inhabituel dont, aidé par Vera Ianakopoulos, il écrivit lui-même le livret… en français « car c'est la langue de la modernité ». Et c'est peu dire que le public de Bastille suive ce soir le texte mot à mot, grâce à un effort de diction partagé entre tous les protagonistes, mais également par le chœur, ce qui est plus rare. Préparés par Peter Burian, les artistes des Chœurs de l'Opéra national de Paris se révèlent tant vaillants et fidèles qu'intelligibles, engageant cette première sur un chemin lumineux dont elle ne s'égare jamais. À cette présence non négligeable est associé un plateau vocal satisfaisant dans l'ensemble, dont beaucoup de chanteurs s'ingénient à faire entendre notre langue le plus clairement qui soit.

Sur une quinzaine de rôles, il y a forcément quelques réserves. Ainsi en est-il de Letitia Singleton, au timbre par ailleurs charmant, mais peu compréhensible en Linette, et surtout de Béatrice Uria-Monzon qui campe une Fata Morgana dont on ne perçoit pas un traître mot – rien de nouveau, du reste : qui n'a-t-il toujours eu du mal à comprendre son français ? En revanche, on est plus attristé d'avoir à constater une ligne de chant quasiment inexistante, un grave qui s'acidifie de plus en plus et une approche peu subtile du personnage ; le talent de l'artiste n'est certes plus à prouver, moins encore à défendre : il semble néanmoins que cette incarnation l'inspire guère. De même n'est-on guère convaincu par le Léandre de Guillaume Antoine, scéniquement intéressant, mais dont le bas-médium et le grave sont trop confidentiels. Hannah Esther Minutillo distribue une pâte sonore appréciable à la Princesse Clarice, d'une voix magistralement projetée, qui souffre cependant d'une instabilité occasionnée par des soucis de soutien.

Ceci étant dit, le Héraut de David Bižić est tout-à-fait honorable, l'homogénéité du timbre de Natacha Constantin sert avantageusement la brève Nicolette, tandis qu'Aleksandra Zamojska mène gracieusement le chant de Ninette, usant d'un aigu aisé et soignant des attaques toujours élégantes – on retiendra, par exemple, la conduite exquise de son « Je suis tellement heureuse… ». Le gentiment caricatural Farfarello de Jean-Sébastien Bou n'est pas en reste : sa courte apparition confirme ses qualités indéniables. Certes moins vaillant qu'autrefois, José Van Dam est un Tchélio attachant. La truculente Cuisinière, sorte de virago barbare et sentimentale, n'est autre que Victor von Halem, une voix d'une grande richesse qu'un métier extraordinaire sait utiliser au mieux pour une composition délicieuse.

Enfin, les quatre rôles principaux sont idéalement distribués.
Bien qu'accusant un français parfois laborieux, Barry Banks est un Trouffaldino enthousiasmant qui convoque autant la clarté d'un timbre très direct que la souplesse étonnante d'un jeu bondissant et inventif. Si la voix de Philippe Rouillon reste discrète dans le premier acte, le baryton la libère tout-à-fait dès le voyage du Prince vers Créonte (fin du II) ; jusqu'à la fin, on en goûte la couleur chaleureuse et la plénitude du timbre. Qui soupçonnerait un chanteur de vingt-neuf ans dans la pénible démarche, la colonne vertébrale torve et les sourcils abondants de Pantalon ? Sous ces traits de Commedia, avec une couleur vocale plus sombre encore qu'à l'accoutumée, une grande égalité de la pâte sonore et une remarquable fermeté dictionelle, Jean-Luc Ballestra compose un masque efficace et délicieux. Saluons la prestation de Charles Workman : d'un timbre aussi généreux que lumineux, d'un phrasé entretenu grâce, entre autre, à une gestion exemplaire du souffle, d'une diction invraisemblablement précise et d'un évident sens de la scène, le ténor américain incarne un Prince satisfaisant.

Particulièrement attentif à l'équilibre entre fosse et plateau, Sylvain Cambreling dirige une interprétation violente ici, tendre là, dont la tonicité n'a d'égales que la clarté et l'exactitude, obtenant des musiciens de l'Orchestre de l'Opéra national de Paris un climat effroyable sur l'arrivée de Fata Morgana, par exemple, développant au contraire une trame plus secrète dans la scène de duel avec Tchélio, ou encore ménageant une belle texture à la scène du désert. En 1931, Prokofiev revendiquait la modernité de son ouvrage en décrivant son « tempo cinématographique […] où à chaque instant quelques chose arrive » : gageons que cette lecture honore sensiblement sa mémoire. Après avoir achevé son Joueur en 1916 (alors non représenté), le jeune compositeur ukrainien quitte deux ans plus tard Petrograd pour l'Amérique, emportant dans ses malles la traduction russe du conte de Carlo Gozzi (paru en 1761), publiée par Vsevolod Meyerhold dans le premier numéro d'une revue d'avant-garde. Fin décembre 1921, l'opéra de Prokofiev est créé à Chicago, grâce à l'aide éclairée de Mary Garden. Après New York, l'Europe découvre l'œuvre grâce aux productions de Cologne (1925), Berlin (1926) et Milan (1947). Le projet parisien de 1931 ayant échoué, c'est finalement le Théâtre National de Ljubljana qui donnera la première française à l'Opéra de Paris en 1956.

La production deGilbert Deflo use de procédés simples et ingénieux qui stimulent l'imagination du spectateur. Le metteur en scène nous invite au cirque, mais peut-être aussi dans un studio de cinéma, tout en tissant une trame psychologique souterraine assez classique que révèlent çà et là quelques motifs (comme le seau d'eau transformé en mer au troisième acte), s'appuyant sur le caractère initiatique du conte – un fils quitte son père pour chercher ailleurs ce qui scellera son accès à l'âge d'homme. Avec une inventivité sans cesse en mouvement, le spectacle montre des Tragiques maigrichons, des Ridicules clownesques en salopette, des Comiques ventripotents, la plume rouge d'un Héraut de veilles affiches, et réserve à un tromboniste le privilège de lever le rideau après le Prologue. On y rencontre également des jongleurs – dont les silhouettes forment le mot CREONTE, tant redouté –, une Cuisinière monumentale à faux bras de latex figurant des biscotos décourageants, tatoués qui plus est, dont le tablier s'orne de traces de mains sanglantes, croisant un Prince neurasthénique qui ingurgite malgré lui ces « vers martéliens sentant les rimes pourries » qui le font Pierrot apathique, avant qu'un sain éclat de rire le rende clown blanc ou chevalier mélancolique, dans une immense poésie.

BB