Chroniques

par bertrand bolognesi

Новый Вавилон | La nouvelle Babylone
film de Leonid Trauberg et Grigori Kozintsev – musique de Dmitri Chostakovitch

Cité de la Musique, Paris
- 6 décembre 2005
La nouvelle Babylone, ciné-concert Trauberg – Kozintsev – Chostakovitch
© dr

Dans le cadre de son cycle Musique/Cinéma, se concentrant cette semaine sur les classiques, la Cité de la Musique propose plusieurs chefs-d’œuvre soviétiques, accompagnés en live. En mai 1925, Staline redéfinissait la culture prolétarienne : elle devait s’affirmer socialiste par son contenu et nationale dans sa forme. Ce mot d’ordre, relayé, bien que parfois interprété et même contredit, par les divers comités d’écrivains, associations de compositeurs ou unions de cinéastes, orienterait différemment l’inspiration des artistes soviétiques. Ainsi, deux jeunes Ukrainiens qui s’étaient distingués un an auparavant avec Les aventures d’Octobrine, irrésistible comédie excentrique, revisiteront en 1926 le patrimoine russe en tournant Le manteau d’après Gogol, avant de s’engager plus encore dans l’illustration des enthousiasmes révolutionnaires avec L’Union pour la Grande Cause en 1927 et enfin La Nouvelle Babylone en 1929.

Né à Odessa au début du siècle dernier, Leonid Trauberg rencontre à Petrograd en 1920 Grigori Kozintsev, le compatriote de Kiev avec lequel il réalisera une quinzaine de films, de 1924 à 1945. S’inspirant de plusieurs romans de Zola et d’un célèbre texte de Marx, les jeunes gens (ils comptent environ cinquante ans à eux deux) construisent peu à peu le scénario d’une vaste fresque sur la Commune de Paris, épisode indigne et douloureux. C’est alors ouvrir la voie au futur réalisme social du cinéma soviétique – ne tourneraient-ils pas eux-mêmes la trilogie des Maxime [1934 : La Jeunesse de Maxime ; 1937 : Le Retour de Maxime ; 1939 : Maxime à Vyborg], figure emblématique d’un ouvrier vivant activement les derniers mois du tsarisme, la révolution d’Octobre puis l’édification d’une société nouvelle ? – et s’éloigner d’expérimentations volontiers joviales partagées avec Nikolaï Asseïev ou Vladimir Maïakovski, lequel, avant qu’une gigantesque et dérisoire statue n'édifie sa mémoire sur la Place Rouge, se suicidait en 1930.

On sait l’importance que la culture soviétique accordait à la Commune, tant dans la littérature, la poésie et les discours officiels que sur la toile. Bien avant le reportage de Khoutsiev, Le voile écarlate de Paris (1971), Rochal produirait Les aubes de Paris (1936) et Loupatine son Héros et martyrs de la Commune en précurseur, dès 1921, La pipe du communard de Mardjanov étant contemporain du septième film de Trauberg et Kozintsev projeté ce soir. Selon un principe simple et efficace, le montage de cette Новый Вавилон oppose les images particulièrement grotesques d’une bourgeoisie s’adonnant à des plaisirs futiles par désœuvrement ou s’acharnant au contraire à des commerces fiévreux dans une débauche luxueuse et tape-à-l’œil, à celles d’une pauvreté travailleuse et résignée dont la dignité est d’autant magnifiée par la partition.

Contrairement aux habitudes prises dans le cadre de ses collaborations à des projets théâtraux, Dmitri Chostakovitch dut s’adapter à une œuvre déjà achevée, sans travail parallèle. Bien qu’en rechignant, il écrivit en six semaines, alors même qu’il concevait Le Nez [lire notre chronique du 14 décembre 2004], la musique du film qui serait créée à Moscou en mars 1929, sous la baguette de Ferdinand Krish. Fort impressionné par les représentations des œuvres de Ernst Krenek, Sprung über den Schatten donné à Moscou au Théâtre Mali en 1927 et Jonny spielt auf joué par le Kirov (Leningrad) en 1928, le compositeur se souvenait quelques mois plus tard de leurs emprunts au jazz en introduisant des fox-trot à la musique de scène qu’il réalise à la fin de l’année pour La Punaise de Maïakovski, mais plus encore sans doute de leur art du collage et de la citation qui détermine le style adopté par sa Nouvelle Babylone, dans cet esprit qui le fait répondre positivement à la commande de Dounaïevski pour la comédie musicale Mort en sursis, créée en 1931.

C’est précisément ce qui commencerait de désigner Chostakovitch aux autorités propagandistes comme trublion, le temps n’étant plus à puiser dans un style venu de l’étranger un nouvel envol à l’art prolétarien. Ainsi, sa partition fut-elle jugée indésirable et mise de côté dès après la première, annonçant les soucis que le musicien rencontrerait avec Le Nez et, plus encore, avec Lady Macbeth de Mzensk. Citant volontiers La Carmagnole, Ah ça ira ! et des motifs d’opérettes, son œuvre soutient idéalement la pellicule, ouvrant le feu par une fanfare où l’on reconnaît les percussions du Nez, détournant La Marseillaise en une tragique variation lors de la scène de capitulation, osant des fondus dérangeants avec des cancans soudain affreux, usant du sarcasme effrayant que bon nombre de ses œuvres connurent ensuite. Le lyrisme est au rendez-vous, répondant à la verve épique du film, mais aussi un pathos tour à tour généreux ou désertique, comme en témoigne le saisissant solo de piano sur les barricades – joué par Yannick Rafalimanana – dont le public suit religieusement et non sans émotion la simple mélodie.

À la tête des jeunes musiciens de l’Orchestre du Conservatoire de Paris, le chef américain Timothy Brock livre une lecture équilibrée de cette quasi symphonie cinématographique dont il souligne parfois copieusement les affects.

BB