Chroniques

par bertrand bolognesi

Нос | Le nez
opéra de Dmitri Chostakovitch

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 14 novembre 2005
Eric Mahoudeau photographie le Nez de Chostakovitch à l'Opéra Bastille
© eric mahoudeau | opéra national de paris

Si les quatuors à cordes et les symphonies de Chostakovitch sont désormais largement connus des mélomanes, on ne peut pas en dire autant de ses ouvrages pour la scène. Ainsi, sa Lady Macbeth de Mzensk ne connut-elle de première française qu’en 1989 (dans la production d’Antoine Bourseiller pour l’Opéra de Nancy, sous la battue de Jérôme Kaltenbach) ; or, il se trouve que cette œuvre, d’un plan et d’un genre plus conventionnellement identifiables, s’avère la moins caractéristiques des styles tour à tour grinçant ou militant de l’auteur. D’une toute autre trempe sont l’opérette Moscou, Cheryomouchki (1958), les ballets Le Boulon (1931) et L’Âge d’or (1930), ainsi que l’opéra en trois actes et dix tableaux Le nez, d’après la nouvelle éponyme de Nikolaï Gogol (in Les récit pétersbourgeois, 1836), écrit de l’été 1927 au printemps 1928 par un compositeur de vingt ans soucieux d’affirmer une personnalité musicale nouvelle, sans égard pour les formes anciennes.

Satire de la bureaucratie – tsariste chez Gogol, soviétique chez Chostakovitch –, Le Nez n’eut pas l’heur de plaire à tout le monde, à commencer par le jeune critique Daniel Chitomirski qui publiait dans Proletarski Muzykant que cet opéra était « inutile pour la patrie, et même inutile tout court » ! Après seize représentations en 1930/31, Le Nez serait retiré de l’affiche du Théâtre Mali de Piters’ (Leningrad) et ne retrouverait la scène russe qu’en 1974, soit un an avant la disparition du musicien, dans la production de Boris Pokrovski pour l’Opéra de Chambre de Moscou qui, depuis, le fit connaître en Europe occidentale grâce à de nombreuses tournées. Si, dans les années quatre-vingt dix, le public français put apprécier cette efficace et poétique mise en scène minimaliste faite de bouts de ficelle, et rencontrer un peu plus tard l’excellente réalisation de Patrice Caurier et Moshe Leiser – à Lausanne en 2001, à Nantes l’an dernier [lire notre chronique du 12 décembre 2004], il est aujourd’hui fort intéressant pour lui de voir comment Yuri Alexandrov signait pour le Théâtre Mariinski (ex Kirov) une nouvelle production russe de cette page soviétique.

Sur un coup d’envoi tonitruant de Valery Gergiev à la tête de l’Orchestre du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, le rideau s’ouvre sur trois façades d’immeubles vues de dessus, le fond de scène formant le sol pavé, avec sa bouche d’égout. Le barbier, d’abord suspendu dans les airs de cette géographie bouleversée, est peu à peu descendu sur le plateau qu’on pourrait alors prendre pour un mur ascensionnel de l’action vers le public, le dispositif pouvant suggérer que l’argument jamais n’accèdera à la réalité objective. Cinq fiacres fantomatiques s’installent, renvoyant à toute une imagerie de la littérature impériale russe dix-neuviémiste.

La formation chambriste que convoque la partition n’hésite pas à disproportionner l’intervention des percussions, ce dont le chef profite allègrement pour soutenir la dramaturgie sarcastique de cette farce féroce. Ainsi souligne-t-il le caractère terriblement obsessionnel du rythme du début du second tableau, ou encore les récurrentes et sauvages bacchanales de cochers. Cependant, on regrettera un dosage parfois maladroit – la colère de Kovalev au cinquième tableau est fâcheusement couverte, par exemple. En revanche, Gergiev accompagne judicieusement le choix de mise en scène qui clôt de second acte, une fin glaçante où, sur un dernier gong sournoisement douçâtre, la façade frontale descend lentement sur le plateau, faisant s’effondrer tous les repères de la vie sociale sur le personnage principal.

À un chœur vaillant mais pas toujours précis, la troupe du Mariinski associe une distribution vocale plutôt satisfaisante. Partant que l’ouvrage convoque pas moins de quatre-vingt deux personnages en deux heures, un exhaustif passage en revue serait des plus fastidieux. On retiendra principalement les prestations de Tatiana Kravtsova, Praskovia drôle dont le chant agile se joue aisément d’intervalles peu rassurants, de Zhanna Dombrovskaïa qui conduit un timbre généreux, à la pâte homogène, dans le rôle de la fille Podtotchine, et du mezzo Olga Markova-Mikhaïlenko qui campe une excellente Vieille dame noble dont l’air marie ironiquement des réminiscences de Boris et de la Comtesse de Pikovaya Dama. Côté messieurs, saluons la voix magnifiquement placée de l’Ivan de Sergeï Skorokhodov, l’étonnant Andreï Popov, ténor fulgurant – une voix pour l’Alchimiste du Coq d’or – au timbre clair qui fait des prouesses en Gendarme du quartier, et enfin le Kovalev attachant de Vladimir Tyulpanov, agrémentant un baryton parfaitement maîtrisé à une présence scénique exceptionnelle.

Cette représentation impose une vision noire et onirique du Nez où la démesure d’un officier haut comme le cadre de scène croise sans plus d’encombres des toitures se révélant coffres à surprises, le boyau lumineux d’une inquiétante machine infernale, des projections psychédéliques pas toujours bienvenues, dans la tradition des fantasmes de viols collectifs et d’allusions scatologiques chère à Chostakovitch, nous promenant dans un cauchemar forain où l’employé du journal se fait tour à tour clown ou dompteur.

BB