Chroniques

par laurent bergnach

Нос | Le nez
opéra de Dmitri Chostakovitch

The Metropolitan Opera HD Live / Gaumont Capucines, Paris
- 5 décembre 2013
Le nez, opéra de Dmitri Chostakovitch
© ken howard

« Le 25 mars, il se passa à Saint-Pétersbourg un événement extraordinairement bizarre »… Fable fantastique et grotesque écrite par Nikolaï Gogol entre 1832 et 1835, Le nez rencontre d’abord le refus de publier de L'Observateur moscovite qui la juge « sale et triviale ». C’est d’autant plus savoureux que cette histoire d’un nez trouvé, perdu puis retrouvé évoque de nombreuses fois le poids des conventions et la peur du scandale : l’épouse acariâtre du barbier imagine un accident de travail des plus tapageurs, l’employé refuse de passer une annonce qui ridiculiserait son journal et l’assesseur de collège regrette de n’avoir pas reçu une blessure de guerre à la place de cette amputation infâmante. Menant sa propre vie sous un uniforme de conseiller d’État, le Nez lui-même ne saurait converser trop longtemps avec son ancien propriétaire, un inférieur hiérarchique… Finalement, la satire sociale est acceptée par Le Contemporain en octobre 1836, accompagnée d'une présentation d'Alexandre Pouchkine, avant de rejoindre les autres nouvelles du recueil Récits de Pétersbourg (1843).

Dans une Russie qui aime encore l’avant-garde (Stravinsky, Schönberg, Hindemith, etc.) et invite les artistes à ne « pas être taillés sur un modèle unique » (dixit Anatoli Lounatcharski, ancien guide au musée du Louvre devenu commissaire du peuple à l’Instruction publique), Chostakovitch se tourne vers l’auteur des Âmes mortes pour son premier opéra. Il se partage l’écriture du livret avec le célèbre Evgueni Zamiatine et les jeunes Gueorgui Ionine et Alexander Preiss, puisant finalement dans d’autres textes de Gogol et chez Dostoïevski. La partition est élaborée en trois périodes de neuf semaines au total, entre les étés 1927 et 1928. Dans ce kaléidoscope d’ambiances musicales, on décèle les influences de Berg et Křenek, dont le jeune créateur a vu Wozzeck et Der Sprung über den Schatten, en 1926 et 1927. Ferment du renouveau pour les uns, grenade anarchiste pour les autres, l’ouvrage créé le 18 janvier 1930 au Théâtre Maly (Leningrad) serait repris seize fois jusqu’en 1931, avant de rencontrer le durcissement du régime.

Enregistré au Metropolitan Opera (New York) où résonnait la battue précise et mafflue de Pavel Smelkov le 26 octobre dernier, le film découvert ce soir reprend la mise en scène et les décors conçus voilà par William Kentridge [lire notre chronique du 12 juillet 2011]. À l’opposé du fusain acétique de Woyzeck on the Highveld [lire notre chronique du 24 septembre 2009], le plasticien anime pléthore de formes et de couleurs, concentré de trouvailles constructivistes mais sans la vulgarité du clin d’œil ni le renoncement à sa propre essence. Comme l’exprimait cet autre amateur d’absurde qu’est Michaël Levinas, compositeur de La métamorphose [lire notre critique du CD] : « multiplications des lieux, fébrilités, galops scriabiniens (Étude n°4, opus 56), coupes typiquement cinématographiques, le langage de Kentridge rencontre puissamment l’organisation textuelle et sonore. On est dans la persécution et la désespérance folle typiquement russe » (in Libération, 20 juillet 2011). Au final, du grand art qui ne manque pas d’humour et mériterait une survie en DVD !

Dans un ouvrage connu pour rassembler une cinquantaine de rôles chantés (sans compter Bigots et Eunuques du chœur !), la distribution vocale enchante tout autant. Paulo Szot (Kovaliov) est un baryton sainement impacté, qui touche par une certaine suavité et un jeu émouvant. Vladimir Ognovenko (Yakovlevitch, barbier) offre un chant stable et sonore, tandis que celui de Claudia Waite (Ossipovna, son épouse) s’avère assez décapant. De même Andreï Popov incarne-t-il un Sergent de quartier hystérique et hilarant, à la limite de l’écorchure. Avec ses entrées et sorties par une armoire, Sergueï Skorokhodov (Ivan, serviteur de Kovaliov) est tout aussi drôle, en plus de s’exprimer avec souplesse et clarté. Vif, brillant et même volontiers nasal, Alexander Lewis incarne le Nez qui parade au balcon. James Courtney (Employé de presse), Guennadi Bezoubenkov (Docteur) et Adam Klein (Iaritchkine) sont eux aussi efficaces, à l’instar du mezzo Barbara Dever au vibrato généreux et du soprano plein d’aisance Ying Fang (Podtotchina mère et fille).

LB