Chroniques

par vincent guillemin

Пиковая дама | La dame de pique
opéra de Piotr Tchaïkovski

Opernhaus, Zürich
- 3 mai 2014
La dame de pique de Tchaïkovski mis en scène par Robert Carsen à Zürich
© monika rittershaus

Pour cette nouvelle production de la Dame de Pique de Piotr Tchaïkovski (composé en 1889 d’après la nouvelle éponyme de Pouchkine), l’Opernhaus de Zürich (en collaboration avec l’Opéra national du Rhin) fait appel à Robert Carsen, metteur en scène très sollicité actuellement, dont chacune des nouvelles productions est l’occasion de vérifier le style, où l’on espère trouver encore quelque pertinence.

Dans celle-ci, rien de nouveau ; les codes sont toujours les mêmes, mettant « le théâtre dans le théâtre », avec des clés de lecture qui révèlent la fin dès le début. Le procédé se vérifie dès le prélude durant lequel tous s’écartent pour laisser voir Hermann à terre, pistolet en main ; Lisa entre, le regard terrifié, pour ressortir aussitôt. La dernière image de cette représentation sera, comme chacun l’a compris, la même : Hermann à terre, l’arme du suicide à ses côtés. L’action se situe dans un seul décor de trois panneaux verts matelassés, créé par Michael Levine ; il figure une salle de casino lorsque sont posées les tables de jeux, une chambre d’asile lorsqu’elles n’y sont plus et que le panneau central se rapproche pour limiter fortement l’espace scénique, enfin il ne montre rien quand l’intrigue se situe ailleurs, comme c’est le cas de la scène II, par exemple. Comme il aurait été difficile de faire entrer des enfants dans ce coffrage, la première scène est complètement sacrifiée (ce ne sera pas la seule), supprimant leur chœur et le duo des officiers Sourine et Tchekalinski, ici personnages obsolètes, pourtant bien chantés par Tomasz Slawinski et Martin Zysset.

Le reste est du même acabit. Fidèle à lui-même, Carsen intègre un lit qui clôt le troisième tableau et, après l’entracte, rouvre le quatrième en tournant sur lui-même. Comme attendu, d’abord vide, cette couche se remplira de l’apparition de la comtesse qui disparaitra au tour suivant. Les billets de banque qui tombent du ciel à la fin de l’Acte III évoquent cette richesse venue du jeu, comme les cartes lancées en l’air par Hermann. La simplicité de ces éléments ne serait pas dommageable dans une conception précise des personnages, mais inutile de chercher plus loin : il n’y en a pas.

Aleksandrs Antonenko campe un Hermann vocalement solide (malgré un premier air faible où la voix ne demande qu’à chauffer) mais ne suscite aucune émotion, tant son héros est vide scéniquement. Tant attendue depuis qu’en imper’ il se ballade morne avec son arme, la mort survient par un faible coup de feu qui ne touche personne dans la salle. Idem avec la Lisa de Tatiana Monogarova : les affects que la chanteuse tente de partager sont complètement effacés par l’absence de définition de son rôle dans la tragédie. Lancés avec forces, ses aigus masquent un évident manque de médium et altèrent certains mots. En Comtesse crédible, Doris Soffel apparait d’abord fatiguée puis révèle un problème de souffle et un vibrato trop prononcé (particulièrement dans l’air en français, tiré de Richard Cœur de Lion de Grétry). Les seules à dépasser l’absence de conception dramatique des rôles sont Anna Goryachova, tendre et lyrique Polina, superbe dans l’air de la deuxième scène, et l’excellent baryton américano-irlandais Brian Mulligan (Yeletski) dont le timbre clair accompagne une diction russe très travaillée. Alexeï Markov, l’autre baryton, est plus bloqué dans son habit de Comte Tomski, mais sa voix plus grave convient bien. En Gouvernante, Julia Riley semble peu se soucier de la mise en scène et génère un peu de fraicheur. Enfin, le Chor der Oper Zürich laisse penser que la tradition russe n’est pas aussi abordable qu’il y paraît : la tonalité globale n’est pas suffisamment grave pour les chants liturgiques du final et les femmes ne s’amusent guère dans les airs joyeux chez Lisa, laissant Polina bien seule devant la détresse de Lisa.

Au pupitre, Jiří Bělohlávek surprend par une vision particulièrement lente et ciselée, d’une grande personnalité. Souvent exempts de lyrisme, les flux orchestraux renouvellent sans cesse une atmosphère complexe, parfois trop incertaine. Chaque redite crée une nervosité difficile à relier au plateau, et des moments de grâce symphoniques (le début, noir, du quatrième tableau) alternent avec d’autres souvent trop forts dans les proportions acoustiques du lieu. Dépourvu du timbre boisé de ses homologues russes comme du caractère massif des formations allemandes, le Philharmonia Zürich donne à entendre d’excellents instrumentistes, mettant en avant les registres graves, bassons et contrebasses en tête.

VG