Chroniques

par bertrand bolognesi

Соловей | Rossignol
Œdipus Rex | Œdipe roi

conte lyrique et opéra-oratorio d’Igor Stravinsky
Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 23 mars 2007
© alain kaiser

D’emblée, saluons deux initiatives heureuses : réunir en une même représentation Œdipus Rex et Rossignol, deux œuvres de Stravinsky que treize années séparent, treize années ainsi rendues palpables par la confrontation de choix esthétiques divergents ; confier la réalisation du spectacle à un chorégraphe.

Parmi les metteurs en scène d’opéra, on distingue ceux qui livrent régulièrement un travail efficace, un produit qui fonctionne, pourrait-on dire, de ceux que nourrit une véritable ambition artistique. Chacun s’assujettissant aux défauts de ses qualités, on apprécie les premiers pour cette sorte de minimum syndical qu’ils garantissent, tout en déplorant la routine, de même qu’on admire chez les autres la prise de risque et la largeur de vue, ce qui n’exclue pas de souffrir parfois certains égarements. Il arrive que s’y essaient des artistes s’exprimant habituellement hors du domaine lyrique. Aux metteurs en scène de théâtre, on reconnaît souvent une justesse d’approche dans la direction d’acteurs, parfois contrariée par l’incapacité de plier leur inspiration à la contrainte rythmique d’un ouvrage. Quant à eux, les cinéastes gèrent en général brillamment les questions de temps mais ne s’attèlent pas assez à la crédibilité des personnages.

Enfin, les chorégraphes, eux, font immédiatement corps avec le matériau musical dont ils prennent possession dans un geste qui relève d’une fascinante maîtrise inconsciente, mais… mais, en ce qui les concerne, l’absence d’antithèse viendrait plutôt contredire notre hypothèse de départ – à savoir : « chacun s’assujettissant aux défauts de ses qualités » !

Si l’on se souvient de l’exceptionnel Orfeo de Trisha Brown, du génial Dido and Aeneas de Sasha Waltz [lire notre chronique du 12 février 2005], l’on n’oubliera pas de si tôt la mise en scène ici imaginée par Lucinda Childs. Avec la complicité de Rudy Sabounghi pour les décors et de Christophe Forey pour les costumes, la chorégraphe américaine réinvente au Rossignol (1914) un univers chinois tant stylisé qu’évocateur, dans l’emploi des couleurs et le recours systématique à un certain type de déambulation. Une esthétique particulièrement sobre n’entrave en rien le conte, bien au contraire, favorisant ses modes d’action : mystère (gestion des espaces par la lumière), terreur (la mécanique japonaise), rêve utopique (gracieux юродивый de plumes), peur (ballet des esprits dans la chambre impériale) et dérision (arrivée de l’Empereur). On goûte moins que le chœur intervienne depuis une tribune en haut de scène, indéniable réussite visuelle qui cependant pose des problèmes d’ordre purement acoustique nuisant à l’équilibre général.

À l’inverse, le dispositif opté pour l’Œdipus Rex (1927) est fixe, figurant une place devant un rouge péristyle trapu. De fait, tout est rouge dans cette seconde partie, du décor aux justaucorps des artistes du Ballet de l’Opéra national du Rhin, la belle urgence de la danse signant son omniprésence, à juste titre ritualisée, dans la scansion d’une messe ou d’un mystère, l’ouvrage se vérifiant plus passion que tragédie. L’usage de doubles dansés du couple royal n’est jamais anecdotique, tout choix s’avérant mûrement réfléchi et finement dosé dans cet agora où les trublions de la vérité – à savoir le messager et le berger – arrivent sur des demi-colonnes mobiles.

On ne sera pas surpris d’entendre, de part et d’autre de l’entracte, trois voix dans des rôles différents. Ainsi Michael Schelomianski est-il un Empereur de Chine bien ancré dans le grave, présent et charismatique, puis un Tirésias d’une redoutable autorité vocale. David Bizic donne un Chambellan efficace mais se montre un rien léger en Créon. Enfin, Krešimir Špicer, après avoir prêté au Pêcheur un chant large, facile et souple, campe un magnifique Œdipe, vocalement musclé et coloré. Dans Rossignol, Nadia Bieder possède la brume attendue dans les quelques répliques de la Mort, Isabelle Cals incarne sagement une cuisinière attachante et nuancée, tandis que Mélanie Boisvert se joue aisément des pièges du rôle-titre. Si l’on regrette l’absence d’unité dans les formats vocaux masculins convoqués dans Œdipus Rex – Œdipe est si large qu’à ses côtés Créon et Tirésias pâlissent – et le peu d’assurance et de justesse du Berger de Roger Padullés, Patrick Bolleire s’avère un Messager irréprochable. Quant à Jocaste, aurait-on osé rêver le phrasé sublime, l’expressivité évidente, l’art de la nuance, la richesse de timbre et le confort d’écoute qu’offre l’excellente Sylvie Brunet ?

Malencontreusement, Claude Duparfait laisse tomber la voix du Narrateur à la fin de chaque proposition, au lieu d’user d’une technique de relais nécessaire à la déclamation qu’exige le style de l’œuvre. Le comédien manque de poids et intéresse si peu qu’il fait oublier la logique de l’œuvre (on le confond avec le surtitrage). À l’inverse, les artistes du Chœur, préparés par Michel Capperon, servent magnifiquement ce programme, en particulier dans Œdipus Rex où les voix masculines prennent un impact impressionnant.

Au pupitre, Daniel Klajner conduit les musiciens de l’Orchestre Symphonique de Mulhouse dans une interprétation relativement souple et presque dansante du Rossignol, un ouvrage où l’on entend encore la petite harmonie de Tchaïkovski et le Rimski-Korsakov de la Princesse de Chemakha (Coq d’Or) et de Volkhova (Sadko). Dans un contraste étonnant, son Œdipus Rex est d’une violence idéale.

BB