Chroniques

par bertrand bolognesi

Три сестры | Trois sœurs
opéra de Péter Eötvös

Opernhaus, Zürich
- 11 avril 2013
Trois sœurs, opéra de Péter Eötvös, à l'Opernhaus de Zürich
© hans jörg michel

Depuis sa création à l’Opéra national de Lyon, il y a quinze ans, Trois sœurs (dont le livret fut élaboré d’après la pièce éponyme de Tchekhov par Claus Henneberg, en étroite collaboration avec le compositeur) connut un engouement sans pareil dans la musique d’aujourd’hui. Non seulement la production de la première fut reprise, mais encore et très rapidement plusieurs maisons montèrent leur propre mise en scène, que ce soit à Budapest ou à Hambourg, pour ne citer que celles-ci : en tout plus d’une quinzaine de versions fut présentée [lire notre chronique du 24 mars 2012].

L’Opernhaus de Zürich a confié son propre projet Trois sœurs au comédien, metteur en scène, décorateur et cinéaste bavarois Herbert Fritsch dont la vision se place résolument sous le signe du théâtre en intégrant la présence du second orchestre sur le plateau comme une évidence avec laquelle compter, par-delà l’effet de surprise à peine appuyé. De fait, le procédé imaginé par Péter Eötvös invite à la sophistication scénographique ; Fritsch contourne cet aspect en concentrant adroitement son travail sur l’étroit couloir de circulation ménagé entre les deux orchestres (fosse et fond de scène), ne convoquant qu’un discret ballet de panneaux boisés – un « trois-fois-rien » d’une efficacité lapidaire – à délimiter les moments de la pièce plutôt qu’à en dessiner les espaces. Il revient donc à l’investissement de chaque acteur comme à la gestuelle et au costume (Victoria Behr) de magnifier ce dispositif proche de l’oratorio.

À parler de mise en scène de théâtre, celle-ci adopte un style suffisamment outré pour souligner les paradoxes psychologiques chers à Tchekhov sans s’affirmer jamais « théâtre psychologique », fort heureusement. Un vent de joyeuse loufoquerie balaie le spectacle – où la première apparition des hommes s’effectue dans une joueuse oscillation, secouée en rythme, où les demoiselles Prozorov arborent tissus ostensiblement folkloriques et coiffes hyperboliques, où les jeunes soldats ponctuent de pas d’opérette les élucubrations ostinato de Tchéboutikine, où Andreï, rêveur éternellement coupable d’il-ne-sait-quoi, gratte frénétiquement sa honte en présence de sa terrifiante épouse, etc. –, tendrement hanté par la robe noire d’Anfissa, géante barbue et perruquée. Ces excès sont assurément des atouts au théâtre, mais il s’agit ce soir d’opéra, un genre qui par nature amplifie les caractères, surtout lorsque la partition est signée par un compositeur ayant une pénétration sensible du texte d’origine ; en ajouter s’avère assez mal venu, avouons-le, de sorte que la mise en scène finit par devenir si étouffante que ses redondances paraissent souvent lutter avec les subtilités de l’ouvrage.

Trois sœurs anime quelques treize rôles. La distribution réunie s’avère équilibrée. Les deux « petits militaires » Fedotik et Rode sont honorablement incarnés par Dmitri Ivantchei, à la ligne fiable, et le timbre clair, souverainement impacté d’Andreas Winkler. Martin Zysset campe un Ivan Romanovitch aussi fermement projeté qu’éthylique, Krešimir Stražanac prête une riche couleur à Tusenbach et Verchinine bénéficie de la saine musicalité de Cheyne Davidson. Le Solyoni de Daniel Eggert convainc moins, avec des piani qui ne sont pas toujours exactement sur la note. Erik Anstine livre un Kouliguine élégamment phrasé et fort attachant, dessiné par la production comme un grand dadais adolescent encombré de lui-même. Grand souffle, gosier puissant et ligne onctueuse font de l’Anfissa de Dimitri Pkhaladze une composition remarquable. Aucun doute, le soprano mexicain Rebeca Olvera possède l’abattage de Natacha, tant vocal que théâtral.

La partie dévolue au rôle d’Andreï est la plus lyrique de l’œuvre : le timbre exquisément velouté, la munificence du chant, la flamme de l’inflexion et la maîtrise de la nuance sont autant de qualités offertes au rôle par le baryton Elliot Madore, simplement magnifique. Chantés tour à tour par trois contre-ténors ou trois voix féminines, les « rôles-titres » sont ici servis par un soprano et deux mezzos, trio d’emblée prégnant dès le lever de rideau. Saluons l’Irina chatoyante d’Ivana Rusko, la teinte ronde d’Irène Friedli en Olga, enfin l’extrême profondeur du chant d’Anna Goryachova qui donne une Macha décapante, osant des déchainements vocaux rarement rencontrés.

À la tête des musiciens du Philharmonia Zürich, deux chefs sont indispensables pour jouer Trois sœurs : l’ensemble d’arrière-scène est dirigé par Peter Sommerer et la fosse par Michael Boder, tous deux s’ingéniant à soigné minutieusement le fin tissus orchestral conçu par Eötvös, profitant au passage d’une section de cuivres exceptionnelle.

BB