Chroniques

par vincent guillemin

Царская невеста | La fiancée du Tsar
opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov

Deutsche Staatsoper Unter den Linden (saison hors les murs) / Schiller Theater, Berlin
- 19 octobre 2013
La fiancée du Tsar, opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov
© monika rittershaus

Avec la volonté de critiquer le pouvoir impérial et l’espoir de contourner la censure en utilisant un fait historique, Nikolaï Rimski-Korsakov compose en 1899 son huitième opéra d’après l’histoire de la troisième épouse d’Ivan IV Le Terrible. Malgré la touche personnelle très marquée de l’orchestration et de belles inventions mélodiques, l’opéra se construit sur un livret assez faible (tiré du drame de Lev Mey) et n’atteint pas le génie de Sadko (1896), de Kachtcheï l'immortel (1902) ni, surtout, de La Légende de la ville invisible de Kitège (1904) [sur La fiancée du Tsar, lire notre chronique du 17 juin 2003].

En 1571, suite à la disparition deux années plus tôt de sa deuxième épouse, Ivan Grozny [Грозный, ndr] en choisit une nouvelle parmi deux mille candidates : Marfa Sobakina. Elle meurt seulement deux semaines après son mariage, de sorte que le Tsar, persuadé d’un empoisonnement, fait décapiter ou empaler tous les ex-prétendants, dont l’homme auquel elle avait été promise dans son village natal. Dans l’opéra, l’officier Griaznoï recourt à un philtre pour détourner Marfa de Likov, son premier fiancé, mais Lioubacha, sa maîtresse, remplace le breuvage par un poison. Alors que Griaznoï accuse Likov, Marfa se meurt avant que la véritable coupable avoue son crime. Son amant la tue. Il sera lui-même arrêté, puis condamné à mort.

Après sa mise en scène remarquée de La Légende de la ville invisible de Kitège, en 2012 à Amsterdam, Dmitri Tcherniakov réalise pour la Deutsche Staatsoper son second opéra de Rimski-Korsakov, en partenariat avec La Scala (représentations milanaises en mars 2014). Faisant ce qu’il peut de l’argument, il part de l’idée d’un concours télévisé organisé pour un monarque virtuel, Ivan n’existant pas en tant que rôle chanté dans l’opéra où il reste une ombre lointaine. Les décors du premier acte montrent un studio de tournage avec fond vert où adapter des images et, à gauche, une régie digne des services secrets nord-américains. Organisé pour trouver une prétendante à un faux Tsar, le concours fait penser à l’émission Joe Millionnaire où des concurrentes tentent d’épouser une fortune qui se révèle finalement ne pas exister. Ici, les personnages deviennent les différents acteurs de l’industrie audiovisuelle, ce qui amène une critique de la télévision, mélange d’émissions abêtissantes et d’informations sélectives en accord avec le pouvoir en place.

Théorie et critique se défendent, mais comme souvent Tcherniakov va jusqu’au bout de ses choix, quitte à faire l’impasse sur une partie du thème principal de l’œuvre. Inadaptées à un traitement détourné, les séquences souffrent d’un manque de dynamisme et d’inventivité. Le metteur en scène semble certes moins dérangé par la « maison de Sobakine aux trois fenêtres ouvertes sur la rue » qu’il ne l’était par les actes médians de Simon Boccanegra (cet été à Munich), mais il utilise vite le décor unique du mur blanc lorsqu’il ne faut représenter qu’une rue, et soutient à peine l’action par quelques images projetées qui souvent déconcentrent. Défendons toutefois que le livret médiocre ne simplifie pas sa tâche, ni celle du dramaturge Detlef Giese. Malgré tout, une scène ressort : à l’acte IV, les spasmes d’agonie de Marfa sont filmés caméra sur l’épaule dans le décor du I, et projetés en gros plan, ce qui crée un nouveau niveau de tension à la fin du drame, d’une force singulière.

Le casting est, à quelques détails près, sans reproche. À commencer par la jeune star Olga Peretyatko dont la voix soyeuse et d’une impressionnante stabilité livre de magnifiques aigus, malgré un léger manque de cristal dans le timbre pour correspondre tout à fait au rôle, plus proche de Lakmé que de Manon Lescaut. Plus impressionnante encore, la Lioubacha d’Anita Rachvelishvili emporte tous les suffrages : voix ample et puissante, aigu maitrisé et lancé, diction précise et superbe médium font du mezzo-soprano – découvert à l’ouest de l’Europe en Carmen à La Scala où elle répondait à Jonas Kaufmann – le grand rôle de la soirée. Ce personnage de femme jalouse qui se fait meurtrière de sa rivale, puis victime de son amant, occasionne un passage par toutes les émotions, cristallisé au deuxième acte dans l’un des plus beaux airs de l’ouvrage.

Les seconds rôles féminins Douniacha (Jurgita Adamonyté) et Petrovna (Carola Höhn) sont à louer, mais laissent surtout l’espace à la septuagénaire Anna Tomowa-Sintow, si connue sous la dernière ère Karajan. L’intelligence du chant et des médiums encore très maîtrisés emportent l’adhésion, d’autant que la partie de Sabourova est loin d’être aussi simple que celui de la Comtesse de La dame de pique (souvent utilisé pour programmer les chanteuses mythiques qui prirent de l’âge).

Chez les hommes, la basse Anatoli Kotscherga n’est pas tout à fait probante et recourt à un grave trop appuyé pour le rôle de Sobakine qui mérite plus de douceur. Le Griaznoï de Johannes Martin Kränzle convainc plus, tant par le jeu que par le chant, même si la prononciation du russe n’est pas toujours parfaite, surtout dans les échanges avec le très bon ténor tchèque Pavel Černoch.

La Staatskapelle Berlin – renforcée et placée plus en profondeur, par rapport au Mozart d’hier [lire notre chronique de la veille] – démontre une nouvelle fois qu’elle est aujourd’hui l’un des meilleurs orchestres de fosse, capable de tout jouer malgré une préparation brève (sous la houlette d’Alexander Vitlin qui jouera la dernière). D’une main souveraine Daniel Barenboim dirige l’ouvrage russe avec une rigueur allemande, laissant parfois échapper la légèreté de certains thèmes populaires ou limitant les couleurs de l’orchestration, tout en faisant ressortir le dynamisme mélodique et les effets émouvants d’une partition parfois magnifique.

VG