Chroniques

par gilles charlassier

…vent de folie…
Karina Gauvin, Le Concert de La Loge, Julien Chauvin

Graupner, Händel, Keiser, Rameau, Scarlatti, Telemann, Vivaldi
Arsenal, Metz
- 12 juin 2019
Le chef Julien Chauvin accompagne Karina Gauvin dans un récital d'airs rares
© franck juery

N’en déplaise aux cyniques avocats des Jeux Olympiques, et au jugement inique qui leur a donné raison, ce sont les grandes manifestations sportives, méprisant l’Histoire, qui causent du tort aux muses – plutôt que l’inverse [lire notre chronique du 10 février 2016]. En témoigne le remplissage relativement intimiste de ce dernier rendez-vous de la saison du Concert de la Loge (…Olympique) de Julien Chauvin, avec Karina Gauvin, sans pour autant priver le public de l’excellente acoustique de l’Arsenal, aux qualités reconnues également par la discographie.

Troquant le confort des chaises pour une disposition debout, en arc-de-cercle, Julien Chauvin et ses musiciens ouvre un programmebaroque placé autour de la folie et de ses multiples avatars avec deux pages de compositeurs germaniques passablement oubliés par la postérité. Tiré de Croesus (1711) de Reinhard Keiser (1674-1739), l’aria Mir geffält in seinem munde fait entendre une virtuosité lumineuse et alerte dont la codification expressive évite toute vanité, tandis que, sans changer la modalité, l’imprécation Auf, Dido, Auf, extrait de Dido, Königin von Karthago (1707) de Christoph Graupner (1683-1760), confirme les talents de tragédienne du soprano canadien, dans des accès de colère soutenus par la vivacité mordante du partenaire orchestral.

Au fil de ses trois mouvements, le Concerto en mi mineur pour traverso, violon, cordes et basse continue TWV 52:e3 de Telemann offre un intermède pastoral, entre la délicatesse des pizzicati de l’Adagio et un final emmené à la manière d’un duo d’amour. De Griselda (1721) d’Alessandro Scarlatti, Finirà, barbare sorte et Figlio! Tiranno! apparient la complainte élégiaque au désespoir tourmenté en un dosage instinctif de poésie et de contrastes dramatiques où se rejoignent la soliste et les pupitres. Händel referme cette première partie de soirée. Introduit par une Chaconne et Sarabande du même opus, Geloso tormento d’Almira (1705) s’appuie sur les entrelacs du hautbois pour décrire l’agitation lancinante d’un cœur inquiet : les ressources de timbres et de mots se conjuguent pour le meilleur effet, à la générosité parfaitement calibrée. Préparé par un mouvement du Concerto grosso en ré majeur Op.3 n°6 HWV 317, Rinaldo (1711) et les Furie terribile de la magicienne Armida concluent sur un délire admirablement maîtrisé.

Après ces pages méconnues ou relativement rares, les artistes affrontent, au retour de l’entracte, des numéros beaucoup plus inscrits au répertoire – certains comptent parmi ce que l’on appellerait des piliers. L’enjeu diffère : là se défend le choix des redécouvertes et l’ordonnancement du programme, ici se mesure l’accomplissement et l’originalité d’une interprétation. Ce n’est peut-être pas dans l’ironie du Non ho cor che per amarti d’Agrippina, dans l’opéra éponyme d’Händel (1709), que ce tropisme se montre le plus sensible. L’enveloppe vocale sert de support à un indéniable contrôle des émotions et des calculs du personnage. Nul besoin de forcer les attaques des cordes : un sfumato aussi discret qu’efficace esquisse la psychologie vénéneuse de cette femme de pouvoir et se retrouve dans Alma oppressa, de La fida ninfa (1732) de Vivaldi. La jalousie tourmentée de Licori frissonne sur un phrasé ondoyant qui la reflète et la symbolise avec finesse, en synchronie avec des acrobaties que la chanteuse cisèle sans jamais céder à la gratuité.

Cette justesse se reconnaît dans le grand lamento d’Alcina (1735), Ah, mio core – après, en guise d’interlude, le Concerto pour violon, orchestre à cordes et basse continue en sol mineur RV 321 du Prêtre roux, dans sa savoureuse veine idiomatique. Pour l’un des moments les plus célèbres de l’opéra baroque, la Québécoise exhale les soupirs de l’amante abandonnée, dont l’audibilité fugacement littérale sert une incarnation hautement investie, palpitant sur un tempo mesuré, allant sans excès et évitant toute lourdeur languide. Soliste et tissu instrumental se révèlent en une symbiose aux confins d’une unique peau commune. À rebours d’une physionomie vocale qui la porte davantage vers les héroïnes tragiques, Karina Gauvin referme la soirée avec Platée (Rameau, 1745) et l’air de la folie, Formons les plus brillants concerts, en une exubérance un rien cabotine parsemée de quelques préliminaires Tambourins.

GC