Chroniques

par bertrand bolognesi

1956-os forradalom…
Béla Bartók, Ludwig van Beethoven et László Lajtha

János Balázs, Óbudai Danubia Zenekar, Máté Hámori
Studios 104 / Maison de Radio France, Paris
- 15 novembre 2016
Symphonie n°7 de László Lajtha lors du grand cocnertc solennel hongrois
© jános havasi *

Il y a tout juste un an, nous nous trouvions avenue Andrássy pour découvrir une nouvelle production de Rheingold. À cette représentation de l’Opéra national Hongrois1 préludait un court film dont l’expressivité tant digne que saisissante rappelait que de bon matin, un autre 4 novembre, les chars russes envahissaient la ville pour en écraser l’insurrection [lire notre chronique]. Afin de rendre hommage aux jeunes Hongrois courageux qui, au péril de leur vie, montrèrent au monde un héroïque élan de liberté, ainsi qu’aux victimes des représailles sanglantes du régime autoritaire qui s’ensuivit et aux nombreuses familles qui durent quitter leur pays, le comité commémoratif de la guerre d’indépendance de 1956 organise une tournée de concerts visitant de nombreuses villes européennes.

Après le discours solennel de son Excellence l’Ambassadeur de Hongrie en France, Monsieur György Károlyi2, l’Óbudai Danubia Zenekar3 investit le plateau du Studio 104 de la maison ronde. La soirée est ouverte par l’émouvant et tendre Isten, áldd meg a magyart! (Erkel)4, notre martiale Marseillaise (Rouget de Lisle) et l’An die Freude (Beethoven)5 des douze étoiles, joués devant un public levé pour les entendre. Le concert proprement dit commence précisément par Beethoven dont l’opus 84 fut très souvent diffusé sur les ondes, depuis le bâtiment du parlement qui dut s’improviser studio lorsqu’à partir du 23 octobre 1956 le siège de la radio hongroise6 fut le théâtre des combats. Le sujet de la pièce éponyme de Goethe (1788), pour laquelle le compositeur écrivit en 1809 une musique de scène, est la lutte d’un noble flamand contre l’occupant espagnol, au XVIe siècle. Ainsi l’Ouverture d’Egmont est-elle devenue l’emblème de cette ardeur à se libérer du joug communiste, avant d’être celui par lequel se souvenir de ses martyres.

D’emblée s’impose l’incroyable onctuosité des cordes hongroises, inimitable, sous la battue souple et concentrée de Máté Hámori. Une gravité douce traverse le Sostenuto de velours, le jeune chef ne bougeant parfois qu’à peine, juste pour indiquer la dynamique, comme on le voit faire à Pierre Boulez dans une captation du Sacre à la Radio-Télévision Canadienne (1963). Les paliers qui peu à peu mènent à l’Allegro sont nettement moins marcati que d’habitude, dans cette lecture qui favorise la retenue de la majesté plutôt qu’une excitation tonique. Le surgissement de l’Allegro n’en est que plus enthousiaste et porteur – elle est là, la jeunesse hongroise de 1956, n’en doutons pas.

L’œuvre d’un illustre exilé hongrois, en d’autres temps et circonstances, conçue dans les dernières semaines d’une maladie définitive, est dédiée à la jeune épouse : János Balázs rejoint les musiciens de l’Óbudai Danubia Zenekar pour donner le Concerto pour piano n°3 Sz.119 de Béla Bartók (1945). Le frémissement des cordes invite le thème heureux, comme d’une idylle estivale, de l’Allegretto, tellement incroyable lorsqu’on songe aux souffrances de l’auteur, à sa pleine lucidité de son imminente disparition. Une suave amabilité traverse ce premier mouvement, sous l’attaque particulièrement nuancée de Balázs. Les moires debussystes des premières mesures de l’Adagio religioso laissent voir, dans l’interprétation très raffinée, ces demi-teintes violacées que rehaussent les feux d’or du précoce couchant d’octobre sur le Dobogókői kilátó7. Les traits orchestraux partagent avec le toucher exceptionnellement soyeux du pianiste des subtilités de couleurs qui rendent plus prégnant que jamais l’unique cri de détresse, rageur, juste avant la fin de l’épisode. La gracieuse diaphanéité de l’incursion baroque de l’ultime partie (Allegro vivace) vient clore, dans une clarté qu’on pourrait dire française, ce souvenir de Bach.

Quatre ans plus tôt nous avions le plaisir de faire la connaissance d’Emőke Solymosi Tari, musicologue spécialiste de László Lajtha (1892-1963), compositeur très lié à la France et que Maurice Fleuret considérait comme « l’un des plus grands symphonistes du XXe siècle » [lire notre chronique du 30 novembre 2012]. Écrite dans les premiers mois de 1957, suite au choc de l’échec de l’insurrection, sa Symphonie Op.63 n°7, d’abordsous-titrée Ősz (automne), et donc trop connotée pour l’état totalitaire, ne fut décidément pas créée in loco. Le 26 avril 1958, à l’occasion de la première tournée en Occident du Magyar Rádió Zenekar8 avec son chef György Lehel, sa première eut lieu à la salle Pleyel9. Sous son nouveau nom de Forradalmi szimfónia (Symphonie révolutionnaire), elle était censée évoquer, dans son usage de l’hymne national hongrois et de La Marseillaise, la fameuse devise de 1789, « Liberté, Égalité, Fraternité », qu’auraient tout aussi bien pu partager les idéaux sincères de 1848 et les leurres de l’utopie rouge élevée en dictature de l’après-guerre.

Une rage lyrique habite spontannément le Moderato initial, parsemé toutefois de scories ornementales qui, plutôt que d’insuffler quelque joliesse au mouvement, fomentent un danger permanent. Les roulements de caisses soulignent une omniprésence militaire clairement oppressive. Cordes gelées et monodie de saxophone disloquent la prière patriote de Kölcsey et Erkel, en mode mineur, désespéré. Trois flûtes ébauchent ensuite une élégie vite avortée. Ce Lento médian est un lamento muselé. Certaines phrases de cordes arrivent comme de très loin, rendues inaccessibles par l’Histoire, pourrait-on dire (à oser des analogies figuralistes). Avant le dépouillement final – lumière ambiguë du violon solo sur un dessin des harpes (l’hymne, toujours, abattu par percussions et cuivres) –, le chapitre tente des protestations inutiles, laissant entrevoir non le triomphe de l’occupant mais l’entretien secret de l’esprit de révolte. Une fougue droit venue du Concerto pour orchestre de Bartók, intégrant une marche violente, suspendue par un choral de la petite harmonie, caractérise l’Agitato final auquel Máté Hámori ménage le contraste nécessaire, percé d’une ferveur rhapsodique urgente.

Après cette splendide interprétation, si toujours nous penserons à ce concert non sans un sentiment affligé pour le passé, encore nous trouvons-nous inquiets d’un avenir international loin de s’annoncer comme le « début d’adorables années »10… Donné en bis, l’Himnusz (dont certains auditeurs entonnent discrètement les paroles) aide à surmonter la crainte.

BB

1 Magyar Állami Operaház

2 « Le peuple hongrois et le peuple français ont un point commun : ils sont tous les deux viscéralement attachés à la liberté. Ils l’ont montré à plusieurs reprises tout au long de leur histoire. La France en 1789, la Hongrie en 1848. Les événements survenus à ces dates sont devenus, dans nos deux pays, des fêtes nationales. Mais la Hongrie en a une de plus, depuis vingt-six ans. Nous avons vécu ce moment historique : nous avons créé en 1990 une nouvelle fête nationale, celle du 23 octobre, jour du déclenchement de la révolution de 1956. En effet, la Hongrie eut plus de mal que la France à se dégager de l’absolutisme et de la dictature. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’en Europe occidentale la libération fut vite un fait acquis et irréversible, il n’en a pas été de même chez nous. Nous nous sommes retrouvés derrière un rideau de fer, avec un autre occupant. Il y a soixante ans, les Hongrois en ont eu assez. Ils ont pris leur courage à deux mains pour frapper à la porte du monde libre, espérant qu’elle s’ouvrirait. Beaucoup le leur avaient d’ailleurs assuré. Mais pour des raisons de haute politique que nous avons bien fini par comprendre, la porte est restée fermée. Nous avons été écrasés par plus fort que nous. Des milliers de Hongrois sont morts pour y avoir cru. Des dizaines de milliers ont été contraints à l’exil11. Nous en avons repris pour trente-quatre ans. Il y a soixante ans, le 15 novembre 1956, à l’heure où je vous parle, peut-être restait-il encore quelques combats sporadiques à Budapest et en province, mais l’on avait bien compris que c’était fini. Et par une ironie de l’Histoire qui n’est peut-être pas fortuite, quelques mois à peine après l’écrasement de notre révolution, la partie européenne du monde libre créait à Rome le marché commun, qui allait devenir plus tard la communauté et encore plus tard l’union européenne. Cette communauté, nous l’avons toujours regardée avec avidité, de derrière notre rideau. Nous n’avons jamais perdu espoir, bien qu’il nous ait fallu attendre quarante-huit ans – près d’un demi-siècle ! – pour rejoindre enfin cette formation dont l’éclosion puis le développement s’inséraient si bien dans la continuité de ce que nous avions initié pour montrer au monde que ni le rideau de fer ni le mur de Berlin n’étaient là pour cent ans. C’est dire qu’à nos yeux la révolution hongroise de 1956 et la construction européenne sont unies par une même logique, par un même fil conducteur : celui, toujours, de l’incitation à la liberté. Pour cette raison nous avons tenu à ce que l’Orchestre Danubia interprète successivement l’hymne national hongrois, puis l’hymne national français et enfin l’hymne européen. Aujourd’hui, France et Hongrie se retrouvent bien au sein de l’Europe. C’est dans cet esprit que nous sommes réunis ce soir, et je remercie très chaleureusement nos amis français d’être venus si nombreux pour se souvenir avec nous. »12

3 Orchestre Danubia d’Óbuda, en français – situé au ponant du Danube, Óbuda, d’antique origine, est le grand quartier nord-ouest qui, avec Pest la moderne et le baroque Buda, forme la cité de Budapest

4 Dieu, bénis les Hongrois !, hymne national sur un poème de Ferenc Kölcsey

5 l'Ode à la joie de Friedrich von Schiller, devenue, dans la version musicale de Beethoven (Symphonie en ré mineur Op.125 n°9), l’hymne européen

6 dans l’avenue Sándor Bródy que j’ai habitée une semaine de juin 2015

7 le mont Dobogókő, point culminant (700m) du massif volcanique de Visegrád, à l’ouest de Szentendre

8 Orchestre de la Radio Hongroise

9 la Septième de Lajtha fut toutefois donnée en Hongrie par l’Állami Szimfonikus Zenekar13 sous la direction de János Ferencsik, en février 1959

10 Évadné, poème de René Char (in Fureur et mystère, 1948)

11 plus de dix milles Hongrois se sont installés en France, par exemple

12 ayant pris très rapidement notes de ce discours, nous prions son Excellence l’Ambassadeur de Hongrie en France, Monsieur György Károlyi, et nos lecteurs de bien vouloir nous pardonner si d’aventure quelque anodine erreur se serait glissée dans la citation ici produite

13 Orchestre symphonique d’État

* nous remercions chaleureusement Monsieur János Havasi, directeur et conseiller culturel de l’Institut Balassi (Institut Hongrois de Paris), de son aimable mise à disposition de ses photographies personnelles