Chroniques

par bertrand bolognesi

32ème édition du festival Présences : Tristan Murail
Pierre Bleuse dirige le Lemanic Modern Ensemble

créations signées Hugues Dufourt, Liza Lim et Tristan Murail
Studio 104 / Maison de la radio et de la musique, Paris
- 8 février 2022
L'édition 2022 du festival Présences célèbre la musique de Tristan Murail
© christophe abramowitz

À la douzaine de concerts qu’elle propose à la Maison de la radio et de la musique, articulée en son mitan par une rencontre avec le compositeur invité, la trente-deuxième édition de Présences, le festival annuel de création de la maison ronde, s’associait en amont (vendredi et samedi dernier) au colloque Tristan Murail organisé par le CNSMD de Paris, avec un concert dirigé par Julien Leroy (œuvres de Fineberg, Leroux, Liu, Nakahashi et Murail, bien sûr). Peu de temps avant l’un des deux grands rendez-vous parisiens de la création (l’autre étant ManiFeste, le festival estival de l’Ircam) paraissait aux éditions Aedam Musicae un ouvrage qui sans doute aura permis à bien des mélomanes de préparer leur venue au(x) concert(s), Tristan Murail, des sons et des sentiments, qu’à partir d’entretiens rédigea Gaëtan Puaud, créateur du festival Messiaen au pays de la Meije (1998).

La première française de Near Death Experience (2017) ouvre la vaste constellation-Murail qui nous tiendra en haleine jusqu’à dimanche soir. Pour les deux pages jouées aujourd’hui au Studio 104, le compositeur associe le plasticien Hervé Bailly-Basin qui, dès les années quatre-vingt, a mené ses recherches à travers l’interrogation profonde de la pratique picturale au moyen des techniques de l’infographie, virtualisant ainsi la peinture. Son chemin croise celui de Murail quelques années plus tard dans la visite que son art effectue de Treize couleurs du soleil couchant (1974), Bois flottés (1996) puis Winter fragments (2000). Encore contrepointe-t-il visuellement L’esprit des dunes (1994) avant de répondre à une commande du Lemanic Modern Ensemble pour la présente pièce, créée par la formation suisse à Genève le 1er avril 2017, sous la direction de William Blank. Plasticien et musicien se rencontrent cette fois autour de la série des fameuses Toteninseln d’Arnold Böcklin, rencontre que vient nourrir l’évocation possible du sujet de ces toiles par un citadelle perdue dans le ciel du Luberon, non loin de la demeure de Murail. De fait, des floutés provençaux éclairés de ce bleu précis de l’École de Bologne accompagnent les premiers pas d’une musique de l’intouchable, pourrait-on dire, dont la subtilité timbrique est admirablement servie par le niveau exceptionnel de très bons instrumentistes – applaudis dans Cassandre il y a quelques hivers [lire notre chronique du 20 octobre 2017] –, sous la battue de Pierre Bleuse. Trois parties qui s’interpénètrent délicatement véhiculent le grand souffle de Near Death Experience, quand une fluorescence sèche illumine les oliviers mouillés.

Patricia Kopatchinskaïa souffrante, la partie violonistique de la deuxième œuvre de la soirée est confiée à Diana Tishchenko qui, passé l’élégante déflagration liminaire de Speak, be silent (2015) et ses effets vocaux en écho, surgit derrière ce qui fut autrefois le grand orgue de la Salle Olivier Messien, et gagne bientôt la place traditionnelle du soliste d’un concerto, tout en jouant. La compositrice australienne d’origine chinoise, dont nos colonnes évoquaient il y a peu Extinction events and dawn chorus [lire notre chronique du CD], s’inspire cette fois de Jalaluddin Rumi, poète mystique persan du XIIIe siècle, tout en se construisant à partir de l’observation des réalisations des artistes aborigènes de son pays. Donné en création française – David Grimal, Contrechamps et Michael Wendeberg l’ont créé à Genève le 29 septembre 2015 –, Speak, be silent trouve malaisément sa place dans la chronologie du concert ; sans doute mérite-t-elle d’être réentendue dans un autre contexte pour se pleinement révéler. Loin de tout héroïsme attendu, le rôle du violon exploite l’idée d’un pianissimo qui surprend davantage que les discrètes interventions d’instruments plus ou moins insolites. L’écriture des cuivres développe un climat particulier auquel le chef accorde tout le relief dû. En fin de parcours, les montées perpétuelles de gammes au violon, sur une pédale de contrebasse, procèdent du même esprit qui présidait à l’entrée de la soliste : un je-ne-sais-quoi de beckettien, au fond, à la manière des dramaticules où un personnage montre son théâtre. Bravo à Diana Tishchenko d’avoir su, en peu de temps, dompter la partition !

Après l’entracte, il est à nouveau question de peinture avec la création mondiale de La horde d’après Max Ernst d’Hugues Dufourt qui ne laisse jamais passer son tour lorsqu’il s’agit d’investir artistiquement les toiles des grands maîtres – La tempesta d’après Giorgione (1977), La maison du sourd (1999), Lucifer d’après Pollock (2000), Les chasseurs dans la neige d’après Bruegel (2001), Le Déluge d’après Poussin (2001), La Gondole sur la lagune d’après Guardi (2001), L’origine du monde (2004), Les chardons d’après Van Gogh (2009), La fontaine de cuivre d’après Chardin (2014), Le passage du Styx d’après Patinir (2015), Le mani del violinista d’après Giacomo Balla (2015), Le supplice de Marsyas d’après Titien (2017), sans oublier le vaste cycle des Continents d’après Tiepolo (L’Afrique, 2005 ; L’Asie, 2009 ; L’Europe, 2011 et L’Amérique, 2016). La lutte acharnée de La horde, tableau peint à plusieurs reprises par Max Ernst dans le souvenir de 1914-1918 et dans le climat de ces années qui conduisirent à l’avènement du national-socialisme à la tête de l’Allemagne, à celui du pire dans toute l’Europe, est la réponse du compositeur à la commande conjointe de Radio France et du Lemanic Modern Ensemble. « Comme jadis en peinture, s’explique-t-il (brochure de salle), le rôle de la texture est devenu primordial en musique. L’écriture aujourd’hui se résout en un réseau complexe de nervures. La présente partition entreprend d’intégrer le geste instrumental aux paramètres de la composition. La distorsion calculée de l’émission sonore imprègne ainsi le discours d’une certaine âcreté. Le langage musical est donc voué à se frayer une voie paradoxale entre le son et le bruit ». Nul ne saurait produire meilleure description du savant jeu de souffles, de vrombissements, de raucités qui excorient l’expressivité jusqu’au scandale positif de l’écoute, reflet de la barbarie d’aujourd’hui, croyons-nous, traversé par le paradoxe d’un emphatique trait de piano. De l’inventeur du terme musique spectrale, un nouveau chef-d’œuvre vient de voir le jour.

Né le 15 juin 2008 à Berne, par les bons soins de Pascal Rophé à la tête de l’Ensemble Paul Klee, Liber fulguralis est fruit de la collaboration entre Hervé Bailly-Basin et Tristan Murail, s’ingéniant alors à « l’art d’interpréter les foudres des oracles antiques » (même source). À Gaëtan Puaud, le musicien confie : « depuis longtemps je souhaitais faire quelque chose à partir de l’orage, marier visuellement la foudre et acoustiquement le tonnerre. Liber fulguralis évoque les livres disparus de divination datant de l’époque romaine, remontant même aux Étrusques. Tous les types de foudre y étaient répertoriés ! » (in Tristan Murail, des sons et des sentiments, Aedam Musicae, 2022). Cette pièce mixte est livrée dans l’obscurité, comme au cinéma, au fil d’images qui mènent de la foudre à l’abstraction, via quelque écriture cunéiforme. Dans les cordes, on retrouve une couleur d’autrefois, celle de pages plus anciennes du compositeur.

Dans l’après-midi qui précéda l’inauguration officielle de l’événement s’est dévoilée, dans l’Agora, l’exposition Les sept vies de Claude Samuel, créateur de Présences en 1991 ; elle retrace en images le parcours d’un amoureux de la musique de son temps qui sans relâche œuvra pour elle (à voir jusqu’au 13 mars ; commissaire : Arnaud Merlin).

BB