Chroniques

par bertrand bolognesi

Académie du Festival de Lucerne
Clement Power joue Harvey, Manoury et Schönberg

Salle Pleyel, Paris
- 9 septembre 2012
le compositeur britannique Jonathan Harvey photographié par Florian Kleinefenn
© florian kleinefenn

L’ouverture de saison de l’Ircam fait l’événement du jour, à Pleyel, avec ce concert des jeunes gens de l’Académie du Festival de Lucerne, donné in loco vendredi soir, dans un menu manifestement contemporain dont la part électronique fut réalisée à l’institut. Deux des œuvres programmées devaient être dirigées par Pierre Boulez, toujours soucieux de transmettre expérience et savoir aux nouvelles générations, comme le laisse aisément conclure un regard jeté même légèrement sur son parcours. De fait, en ce domaine l’on sait les liens entretenus par le maître français avec le festival suisse, sans qu’il soit d’ailleurs nécessaire de remonter loin dans le temps [lire nos chroniques du 11 septembre et du 27 septembre 2011]. Si les solistes de l’Ensemble Intercontemporain furent associés à Pli selon Pli l’an dernier, c’est aujourd’hui l’Ircam, autre beau bébé du compositeur. Une inflammation de l’œil, survenue avant même la première de ce concert, contraint malheureusement Pierre Boulez à renoncer, et c’est à son assistant, prévu pour la pièce médiane, qu’il cède le pupitre.

À trente-deux ans, Clement Power ne nous est pas inconnu. Outre sa collaboration à Lucerne aux côté de Boulez dès l’été dernier, il s’est déjà produit avec l’EIC après y avoir été assistant. Ainsi se souvient-on de sa création, alors partagée avec François-Xavier Roth, d’Ius lucis de Valerio Sannicandro [lire notre chronique du 6 juin 2007], celle d’Hypermusic prologue d'Hèctor Parra [lire notre chronique du 15 juin 2009] dont l’enregistrement discographique est paru chez Kairos, mais encore de son interprétation de Domaines de Boulez [lire notre chronique du 28 avril 2011]. La carrière de ce jeune chef s’annonce donc plutôt bien, avec de prochains concerts à la tête des ensembles Contrechamps, Klangforum et MusiFabrik, entre autres.

Commandé par le Cleveland Orchestra et le Chicago Symphony Orchestra à Philippe Manoury pour les soixante-quinze ans de Pierre Boulez, Sound and Fury fut créé le 3 décembre 1999 par ce dernier, à la tête de la formation illinoise et chez elle. La pièce emprunte son titre au quatrième roman de Faulkner, The Sound and the Fury (1929), et, surtout, sa forme particulière. L’écrivain américain a organisé son récit par bribes confiées à trois narrateurs se partageant chacun une partie distincte, sans que le personnage principal s’exprimât lui-même, la quatrième s’opérant au style indirect. Et Manoury de préciser « ma composition reprend cette récurrence car il s’agit de la répétition d’une même succession de séquences dont certaines se trouvent amplifiées ou diminuées selon le cas ». Il s’exprime également sur le and du titre, reliant le son à la fureur « dans une progression se dirigeant vers des structures de plus en plus violentes, pulsionnelles, […] caractérisées par des moments de saturation musicale de plus en plus « sauvage ». Cette violence recherchée est cependant […] totalement organisée, que ce soit à partir d’une excroissance ou d’une prolifération de données de base très structurées, ou bien de l’irruption soudaine d’un élément que rien ne laissait prévoir dans un contexte donné ». Aussi les premiers pas de cette partition écrite pour quelques cent-neuf musiciens font-ils goûter des couleurs assez chambristes, installant bientôt de ces petites « tourneries » obsédantes chères au compositeur, et qui bientôt réduiront le projet à l’ostinato|variations, système bien-aimé que rehausse une électronique de train-fantôme. Le projet s’épuise rapidement dans l’évidence de conclusions séquentielles qu’aisément l’auditeur anticipe, s’il n’est pas irrité déjà par le recours au lustre un rien vulgaire de cuivres qui grasseyent leur bon vieux jazz. De peur qu’il défile son crin, Manoury ferme ce tricot sans fin par une gentille couture qui fait sa signature, sorte de pouêt-pouêt à la Poupoule qu’on ne pensait pas croiser ici.

C’est dès 1980, invité par Boulez, que Jonathan Harvey [photo] intervient à l’Ircam où il réalise alors le fameux Mortuos Plango, Vivos Voco. De nombreuses œuvres se succèderont au fil des recherches menées, dont Speakings pour un orchestre de onze solistes et électronique en temps réel conçu avec la complicité de Grégoire Carpentier, Arshia Cont et Gilbert Nouno. Cette pièce de 2008 côtoie étroitement le 3, puisqu’elle est à la fois la troisième du Britannique a interroger la présence vocale – avec Jubilus (2002) et Scena (1992) réunies sur un CD du BBC Scottisch Symphony Orchestra publié par æon – et la conclusion d’une trilogie « relative à la purification bouddhiste », dit-il, qui compte ...toward a Pure Land (2005) pour celle de l’esprit et Body Mandala (2006) pour celle du corps, Speakings se penchant, quant à lui, sur la parole. « C’est comme si l’orchestre apprenait à parler, comme un bébé avec sa maman, comme le premier homme, ou comme entendre une langue très expressive que l’on ne comprend pas », avance Harvey lui-même. Si tout un travail d’analyse de la voix a initié une nouvelle façon de penser la note, son intervention comme son organisation, et sous-tend toute la démarche sans qu’on en perçoive les subtilités, le but annoncé est bel et bien atteint : Speakings vous embarque d’emblée dans ses fragments qui peinent à s’articuler, dans ses micro-intervalles que caresse une aura spectrale. Le fouillis des fragments peu à peu forme des groupes, peut-être déjà des phonèmes, jusqu’au surgissement d’un langage, imparable avec sa saveur consolatrice. Après un chant large qui prend appui sur une scansion quasi rituelle, les discrets « arrreu » du nourrisson (j’emploie ce terme à dessein) magnifient une tendre pédale de cordes de leur attachant et riche babillage inventif.

Musique d’hier, en seconde partie de ce rendez-vous, puisque le vaste orchestre d’Arnold Schönberg (environ quatre-vingt dix musiciens) fait sonner Erwartung (dont une exécution par Rayanne Dupuis et Christoph König clôturera Musica le 6 octobre, le festival strasbourgeois ouvrant son édition 2012 le 21 septembre par Moses und Aaron), le monodrame de 1909. D’un instrument grand format aux moyens généreux qui offre une rare proximité au texte, le soprano Deborah Polaski le sert d’une expressivité contenue, tandis que Clement Power dessine clairement chaque détail, sans toutefois faire un sort à tout, dans une « prise » efficace des alliages timbriques. Malgré ces indéniables qualités, on regrette une relative carence de tension, jusque dans certains heurts qui n’atteignent pas la portée dramatique requise.

BB