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analog | electro
Ariadna Alsina Tarrés, Maurizio Azzan, Antonio Covello,
Plusieurs compositeurs sont accueillis en résidence à la Cité internationale des arts dont il n’est pas si souvent donné d’entendre les travaux, accomplis au fil de cursus dans des institutions comme les CNSM de Lyon et Paris ou/et l’Ircam. Aussi cette soirée se présente-t-elle comme un rendez-vous avec sept jeunes créateurs venus d’Argentine, du Brésil, de Chine, d’Espagne, d’Italie et de Suède. Ils sont tous nés dans les années quatre-vingt, à l’exception de Shihong Ren qui compte à peine vingt-quatre ans. Cinq instrumentistes de l’ensemble 20° dans le noir défendent la musique de ces trentenaires.
Né en Italie, Antonio Covello (1985) fut formé à Consenza, Cracovie, Milan et Cologne, entre autres. Nous découvrons les quatre mouvements brefs de Der tag der Gesichter, trio pour flûte, percussion et violoncelle donné aujourd’hui en première mondiale par Shao-Wei Chou, Hsin-Chun Chou et Lola Malique. La pièce s’inspire d’un poème écrit par Thomas Bernhard en 1957. Après un mouvement densément rythmique et incisif, insistant sur des aigus que l’auteur dit diaboliques, la pulsation simple du suivant confine au rituel par scansion nuancée, dans l’aura du bol tibétain. La troisième partie explore une figure mélodique confiée au gong que contrepointe le violoncelle « avec des articulations nerveuses », nous confie Covello. Et la flute d’alors chanter « sur un tremolo de bruit brut, soulignant une fois de plus le contraste entre la figure mélodique » etcelle par laquelle la tension peut surgir. Le dernier épisode est une danse obstinée, furioso scandé, lui aussi. Plus que le geste, la nature du son inscrit l’œuvre dans notre temps. Écrit en 2015, I can’t breathe confie à la flûte solo la paradoxale impossibilité de respirer qu’induit son titre. Dominé par une humeur méditative-active, pour ainsi dire, même lorsque s’y développe quelque aléa rythmique, cet opus oscille sur des intervalles restreints. « L'utilisation d’une même harmonie, polarisée dans toute la pièce, et celle, obsessionnelle, du registre grave (à l'exception de deux notes aiguës récurrentes, comme une sorte d'avertissement) sont les éléments générateurs de claustrophobie ». Une sorte de thrène conclut ce solo, « souffle ultime de l’égo vaincu par les fantômes ».
Formé d’abord à Göteborg puis dans différentes master classes (Bedrossian, Billone, Czernowin, Kourliandski, etc.), le Suédois Esaias Järnegard (1983) signait en 2009 Nattarbette, nocturne conçu pour le même effectif. Avec ses résonnances empêchées, faisant se répondre les souffles avortés et l’entrave des gestes, ce travail tout de rugueux fragments affirme un minimalisme post-lachenmanien qui nécessite une grande énergie et génère une concentration inouïe. Son essentielle aridité fascine.
Entré à l’automne 2016 au CNSMD (Paris) dans la classe de Stefano Gervasoni, où il perfectionne une approche commencée à Córdoba puis à Madrid, Francisco Uberto (Argentine, 1988) explore, de son propre aveu, la fragilité, à l’image de la nature au XXIe siècle, « altérée, limitée par la trace humaine », nous dit-il. Cette nature sertie par le pas de l’homme génère un travail volontiers aux confins de l’audible, qui pousse l’instrumentiste jusqu’en son investissement corporel. Créé ce soir, –7 degrés près du violet pour violoncelle (2018) – titre en clin d’œil au nom de l’ensemble instrumental, mais également impulsion surréaliste pour évoquer un univers sonore particulier –, effleure harmoniques en glissando et feulements sourds, à la faveur d’un papier aluminium placé sur le bas du manche, joué par un second archet, de la main gauche. L’écriture de ce solo fut commencée en décembre dernier puis achevé en quarante-huit heures, ces jours-ci. « J’ai proposé à la musicienne de taire ou prolonger le silence en fonction de la qualité de son énergie lors du concert ». Toujours à l’écoute, Francisco Uberto ne fige rien avant de confronter son inspiration au geste de l’instrumentiste. Une grande liberté distingue la démarche, qui paraît parfois jouer, dans le meilleur sens du terme, cherchant et trouvant les éléments pour ce faire et inventer toujours, avec une vivacité souriante. Dans les couleurs sonores et dans les rythmes, jamais normés, le compositeur vise la fluidité, perpétuellement. « Le côté amusant du processus créatif fait avancer mon chemin avec des coq-à-l’âne qui me passionnent », commente-t-il. À cette expérience féconde succède ici A pink elephant in a room pour clarinette basse et dispositif électronique (2018), créé le 9 février au Conservatoire par Masako Miyako, l’interprète du jour. On y retrouve ce génie des titres, non dénué d’humour. « Dans le cadre des cours d’électroniques suivis auprès d’Yan Maresz, cette œuvre a nécessité un travail minutieux pour atteindre les sonorités spécifiques que j’avais en tête. S’y trouvent sans doute des sons qui me furent familiers, comme celui de la console Nitendo, par exemple, voire une inspiration qui me sera venue du cinéma ». Bruits de clé, peut-être amplifiés, d’ailleurs, vrombissements multiphoniques, souffles et même sons absents (à la toute fin) s’inscrivent dans une signature que l’on tient dès lors pour virtuose.
S’ensuit une œuvre entièrement électroacoustique,Artificiale (2016), première incursion dans le domaine acousmatique de l’Italien Maurizio Azzan (1987). « Le titre fait référence au fait que je fus obligé, vu qu’il n’y aurait pas eu de geste instrumental, de trouver un focus dans mon travail qui ne soit pas limité au son tel qu'on peut l’obtenir d’un corps sonore réel. En recherchant les composantes plus imprévisibles dans la dilatation extrême de quelques sons de tamtam, crotales, cymbales et d’autres objets métalliques frottés avec différents corps en métal ou plastique, j’ai commencé à les isoler et à les traiter jusqu’à les dénaturer, pour les recomposer dans le spectre imaginaire d’une vibration qui, en réalité, n’existe pas », précise le musicien [photo] actuellement en cursus à l’Ircam, après des études à Milan auprès de Sciarrino et Solbiati, puis au CNSMD (Paris) dans les classes de Durieux, Naon, Saladrigues et Maresz. Cette écoute unique laisse l’impression d’une oscillation cyclique avec des traversées quasi campanaires, puis d'une section clairement rythmique, suivie du retour à la relative oscillation, enfin d'un volettement presque frénétique, finissant par une extinction dans le lointain, « voix en décomposition qui émergent dans l’espace : l’élément artificiel se transfigure dans une sorte d’inquiétant son anthropomorphe ».
Après une approche à l’Université de Rio de Janeiro, sa ville natale, Luciano Leite Barbosa (1982) approfondit son art à Boston avec Fineberg, ainsi qu’en classe de maîtres (Billone, Furrer, Leroux, Neuwirth, etc.). Il travaille actuellement à l’Ircam, pour dix mois. Dans une note tenue de la flûte de Samuel Casale se fond l’électronique… à moins qu’elle ait été présente dès l’abord et que ce soit l’inverse, bien malin qui saura l’affirmer, tant est subtile la mixité de Vanishing Point pour flûte et dispositif électronique (2017). L’idée est l’illusion de la continuité entre les deux sources, dans une manipulation adroite de la perception – « mon intention était de créer un son de flûte toujours en suspension », explique le compositeur. De longues tenues dessinent une pièce où les sons semblent tour à tour voilés, dévoilés, re-voilés, éloignés, comme par un procédé de double en miroir légèrement déformant qui évolue vers un lointain secret, un ailleurs intouchable : « la perspective dans les arts plastiques, en vertu d’un rapport des arts entre eux, notamment la peinture qui influence mon travail ». Métaphorique, la référence du titre au vocabulaire de la géométrie renseigne sur une comparaison entre un son très soutenu et l’idée de lignes qui convergent vers l’horizon–en perspective. Comment Luciano Leite Barbosa conçoit-il le souffle ? « En fait, un multiphonique de flûte soutenu jusqu’à l’infini constitue Vanishing Point », nous confie-t-il. Ainsi le dispositif électronique prend-il appui sur l’instrument acoustique dont le timbre est modifié par des ondes sinusoïdales, jusqu’à créer des harmoniques artificielles. Le logiciel OpenMusic fut utilisé dans l’organisation des matériaux et la forme de l’œuvre. « Mon processus de composition est très intuitif, donc le phrasé de la flûte, ainsi que d'autres sons, sont conçus à l'oreille. J'utilise parfois ma propre voix et mon souffle pour avoir une meilleure idée du flux. »
La texture délicatement ouvragée de Dis-till-action (2014), pièce électroacoustique de la Catalane Ariadna Alsina Tarrés (1980), conduit l’écoute par l’attaque la détente, le bruissement, des motifs parfois d’une grande finesse, jusqu’au miroitement dans le percussif. L’auteure s’est formée à Barcelone puis à Paris où elle suivit les enseignements de López López, Matalon et Parra, entre autres. Après une saison à l’Ircam, elle se confronta aux conseils de Daubresse, Dusapin et Jarrell à la Haute École de Musique de Genève. Dis-till-action fut distingué par le Concorso internazionale Luigi Russolo di musica elettroacustica de Varese, il y a trois ans.
Ce beau programme est fermé par Rebirth pour percussions et dispositif électroacoustique (2014) de Shihong Ren, le plus jeune créateur de la soirée (né en 1994). D’abord écrit pour chanteur et percussion, Rebirth connut une deuxième version pour chœur et percussion. Ici, c’est une troisième mouture qui mixe la partie vocale dans l’électronique. Elle participe au projet Light Music initialisé par le GRAME autour de l’œuvre éponyme de Thierry de Mey (2004). À partir de l’idée d’une personne habitée par deux personnalités, la pièce s’inspire de vers du poète chinois Hai zi (1964-1989) décrivant le beau paysage de son village natal, avec ses champs de blé – « non seulement un souvenir d’enfance mais l’expression de l’insatisfaction dans laquelle le plongeait alors sa vie », nous dit Shihong Ren (formé en Chine puis au CNSMD de Lyon par Philippe Hurel, entre autres).
« En le lisant, je me suis rendu compte de la grande différence entre la vie en Chine et en France, deux modes de vie complètement différents, deux personnalités indépendantes, mais en même temps conjointes. La peur de la nostalgie m’aide parfois à vivre à l’étranger. Je crains donc que la personnalité originale finisse par disparaître et qu’on ne puisse plus la retrouver : ce serait une grande perte, triste et regrettable. Rebirth décrit musicalement ce processus de perte, avec une source acoustique assimilable à la personnalité originale tandis que la partie électronique représente l’autre personnalité, puissante mais froide. La formation de cette seconde personnalité s’effectue en quatre phases que je dénomme apprendre, s’habituer, évoluer et oublier ». Sur la table, sept bols tibétains et un plateau avec des graines. Hsin-Chun Chou s’en saisit et ouvre la pièce en les faisant tomber dans le plateau qui sonne. Il s’agit d’un geste à la fois musical et visuel, fort sensible. Le chant électronique rencontre frottements, claquements d’ongles, résonnance des bols à la réception des graines lancées. En fin de parcours, une voix comme fatiguée articule distinctement « plie tes ailes et dort bien ». Ce climat méditatif est soudain envahi par un grand déchaînement percussif, terrible, qui, à son comble, s’arrête net. « C’est d’abord l’homme qui instruit la machine afin de créer le son, mais pour finir, la machine oublie l’homme ; elle sait tout faire et continue à créer le son, sans aucune émotion, cette fois ». Shihong Ren suit actuellement un cursus à l’Ircam, lui aussi.
BB