Chroniques

par gilles charlassier

Andreï Korobeïnikov, Nikolaï Lugansky,
Vadim Rudenko et Aleksandar Serdar

Lille Piano(s) Festival / Nouveau Siècle et Conservatoire
- 9 et 10 juin 2018
À Lille Piano(s) Festival, quatre pianistes font entendre la musique russe
© dr

Entre classiques et découvertes, Lille Piano(s) Festival explore le répertoire de l'ivoire dans toute sa diversité, sans craindre l'hétérogénéité apparente, vécue comme autant de chemins pour le plaisir de l'oreille et de l'esprit [lire les première, deuxième et troisième chronique de l’édition 2018]. Pour autant, des sillons et des affinités se peuvent deviner dans la programmation, à l'instar d'un tropisme russe enjambant les générations, de Korobeïnikov à Lugansky.

Le premier, Andreï Korobeïnikov, prodige trentenaire, propose dans au Conservatoire un concert unissant la Russie moderniste à l'Allemagne romantique. La redoutable exigence technique de la Sonate en ut majeur Op.103 n°9 de Prokofiev ne l'effraie aucunement, et libère la complexité parfois austère d'une partition non dénuée de lyrisme, en fin de compte. L'originalité du jeu se retrouve dans la Sonate en ut majeur Op.53 n°21 de Beethoven. Défiant les têtues perturbations acoustiques voisines du bâtiment – en raison d'un agenda défaillant quant à l'usage des salles de l'institution où des apprentis musiciens semblent ignorer l'existence d'un festival dans les murs –, la Waldstein confirme l'instinct de Korobeïnikov qui n'hésite pas à bousculer les tempi pour ramasser les phrases dans une urgence expressive consciente de la plasticité de la forme, comme des ressources de la pâte sonore. Évidente dans les mouvements vifs, cette énergie cursive se dilate dans l'Adagio molto central, extase narguant les notes parasites d'outre-mur. L’artiste referme cette heure d'excellence avec la Sonate Op.53 n°5 de Scriabine, très condensée, haletante palette de couleurs.

Dimanche après-midi, salle Québec, Aleksandar Serdar [photo], quoique bien installé dans le paysage musical, donne son premier concert pour le festival lillois où il conjugue romantisme avec baroque. En guise d'entrée, on goûte uneChaconne d’Händel conduite avec une belle maîtrise, où s'épanouit une polyphonie lisible et charpentée, dans l'esprit du compositeur saxon. Les quatre sonates de Scarlatti qui suivent ne cèdent pas à la tentation de la diététique ; elles s'appuient sur les résonances pianistiques pour faire vivre, avec une agréable fluidité, la délicate chair des ciselures. La Sonate en fa mineur Op.57 n°23 « Appassionata » de Beethoven calibre avec efficacité la pulsion affective et se garde d'altérer la clarté du discours. Plus redoutable que la facilité d'écoute le laisserait supposer, la Ballade en fa mineur Op.52 n°4 de Chopin finit de convaincre de la solidité d'un interprète ignorant les minauderies d'élégance.

À quatre mains est le dernier set slave, avec Nicolaï Lugansky et Vadim Rudenko.
Leur complicité fraternelle vient de l'édition 1994 du Concours Tchaïkovski, qui a couronné les deux pianistes – deuxième et troisième, le premier prix n'ayant pas été attribué cette année-là. Le duo décline un voyage original, entre l'Oural et la France. La Suite Op.23 n°2 du méconnu Arensky remet à l'honneur une écriture intensément poétique, habile à dessiner atmosphères et portraits. Dans le maelström deLa valse de Ravel, le camaïeu de nuances s'allie à une évidente puissance, sans besoin de forcer les décibels. L'ivresse s'achève avec la Suite en ut majeur Op.17 n°2 de Rachmaninov, confirmant l'étendue des moyens des deux virtuoses.

GC