Chroniques

par bertrand bolognesi

Andrea Chénier | André Chénier
dramma di ambiente storico d’Umberto Giordano

Münchner Opernfestspiele / Nationaltheater, Munich
- 28 juillet 2017
Le somptueux décor conçu par Philipp Stölzl pour Andrea Chénier de Giordano
© wilfried hösl

Il y a un peu plus de quatre mois, le public de la Bayerische Staatsoper découvrait une nouvelle production du quatrième opéra d’Umberto Giordano, Andrea Chénier. Après l’échec de Marina (1888) à un concours initié par l’éditeur Edoardo Sonzogno, le succès romain de Mala vita (1892) suivi d’un scandale à Naples – l’œuvre décrit le parcours d’une prostituée campanienne : cela put passer ailleurs, mais pas in loco, les représentations de Vienne le prouvèrent également –, puis l’hostilité générale à l’encontre de Regina Diaz (1894), à cause d’une intrigue politique trop ancrée dans le passé de la cité, le musicien pugliese continue d’inviter le peuple et l’Histoire sur les planches.

Ayant demandé à Luigi Illica un livret sur la vie du poète et journaliste français André Chénier, guillotiné à Paris le 25 juillet 1794 (7 Thermidor de l'an II), le compositeur Alberto Franchetti y renonce et l’offre à Giordano. Peut-il rêver meilleur sujet ? Le travail musical est vite engagé, de sorte que dès le 28 mars 1896 l’opéra triomphe à La Scala. Bien que Fedora [lire notre chronique du DVD] et Siberia, ses deux ouvrages suivants, furent largement fêtés en leur temps (et restent ceux que l’on joue encore, bien que rarement), Andrea Chénier demeure son seul opus vraiment célèbre, par-delà la tentative d’en réitérer le miracle en puisant une nouvelle fois dans un épisode de la Révolution, avec Madame Sans-Gêne (1915), créé à New York par Toscanini [lire notre chronique du 19 juillet 2013]. Andrea Chénier fit son entrée à Munich en 1975, au Gärtnerplatztheater.

Quoiqu’enfant du pays, le cinéaste Philipp Stölzl n’avait pas encore signé de mise en scène pour la maison bavaroise. Après une première contribution au genre à Meiningen (Der Freischütz, 2005), ses spectacles s’enchaînèrent rapidement, si bien que ce Chénier est (à notre connaissance) le treizième opéra qu’il aborde [lire nos chroniques de ses Rienzi et Parsifal berlinois]. Dans le décor somptueux qu’il a imaginé et réalisé avec Heike Vollmer, on retrouve le souffle épique de son travail. Par le biais d’un dispositif qui glisse latéralement sont solutionnés avec génie les changements de lieu de l’action, effectués dans une souplesse fascinante. Encore le principe se décline-t-il en verticalité, faisant apparaître sous les luxueux salons de l’aristocratie les cuisines, les souterrains, toute une ville de misère qui souffre jusqu’à plus soif.

Le contraste est saisissant entre ce monde des ombres et la saynète où satyre et Diane chasseresse s’ébrouent parmi les nymphes dans le théâtre de l’hôtel particulier. Mesquine, Madame de Coigny n’invite pas d’artistes chez elle : sa domesticité constitue le chœur de ce divertissement, ce qui montre jusqu’où va son esprit d’exploitation des petites gens – on la voit d’ailleurs les maltraiter physiquement. L’incursion des gueux sous ses lustres provoque une sorte de crise d’asthme accompagnée de tant de chichis que le cœur penche immanquablement vers la multitude opprimée – l’effet est réussi.

Après un deuxième tableau dans la rue, où prolonger sans pudeur les plaisirs que dispense le bordel visible en coupe, Bersi faisant partie des belles qu’on y peut rencontrer, tandis que Chénier écrit dans son repère privé de lumière, le décor du troisième s’évanouit par un de ces splendides miracles de machinerie, plongeant pour un instant le regard dans l’infini, celui de la liberté vite corrompue par la façade qui délimite le tribunal révolutionnaire – décidément, ce décor parle, il dépasse l’illustration à laquelle sacrifie soigneusement la vêture signée Anke Winkler. Avec une précision parfaite, la direction d’acteurs s’attache à chaque situation dramatique et anime tous les espaces de jeu. Leur constante est Paris sous Paris, immuable cellier de la Terreur.

Une même fougue s’élève de la fosse, flamboyante !
Formidablement leste, comme ce diable de Mathieu virevoltant dans un drapeau ensanglanté en braillant sauvagement La Marseillaise, la direction d’Omer Meir Wellber convoque en chaque pupitre une verve singulière, idéale dans cet exemple de vérisme digne (rien à voir avec les suffocations larmoyantes des autres compositeurs de cette esthétique). On goûte les soli somptueux des musiciens du Bayerisches Staatsorchester, des tutti d’une expressivité passionnée que le chef pondère en révélant des alliages savoureux, des rondeurs feutrées. Deux réserves, pourtant : un rubato beaucoup trop marqué sur le final du deuxième tableau et une tendance à s’emporter trop, jusqu’à parfois couvrir les voix – ce ne sont là que défauts des qualités de l’interprétation.

Sur scène, outre les efficaces artistes du Chor der Bayerischen Staatsoper, préparés par Stellario Fagone, nous retrouvons les chanteurs qui, juste après la première ici, donnèrent une version de concert de l’ouvrage à Paris [lire notre chronique du 26 mars 2017]. Pour le peu de temps qui lui incombe, l’Abbé d’Ulrich Reß s’avère si tonique qu’il en pourrait réveiller les morts [lire nos chroniques du 5 juillet 2011, du 31 juillet 2013, des 27 et 31 juillet 2016, enfin des 7 et 9 juillet 2017] ! De même, le timbre robuste du jeune Anatoli Sivko offre-t-il une présence opulente au garde-chiourme Schmidt. D’un format comparable, la Madelon d’Elena Zilio satisfait pleinement – sans doute la partie la plus manifestement vériste de l’ouvrage. Saluons J’Nai Bridges pour le riche phrasé de sa Bersi, fort bien chantée, et l’inquiétant Mathieu de Tim Kuypers, promeneur infernal porté d’un baryton puissant et facile. Souvent applaudi dans ces murs, Andrea Borghini campe un Roucher vif et nuancé dont l’ambre retient l’écoute [lire nos chroniques des 6 juillet et 12 décembre 2015, ainsi que du 24 juillet 2016]. Avec plaisir, l’on apprécie l’abattage de Doris Soffel en brillante Comtesse de Coigny [lire nos chroniques du 8 septembre 2011, du 14 juin 2012 et du 29 novembre 2014].

Seule ombre au tableau, le trio de tête est inégal. Plus précisément, Jonas Kaufmann n’en peut mais dans le rôle-titre, ce qui pondère sensiblement l’enthousiasme. Au premier tableau, il barytonne beaucoup son émission. Si personnel – à lui seul, il justifie le bel engouement suscité par le ténor allemand –, le cuivre de son aigu est bien au rendez-vous, mais dans la suite, le chant paraît bouché, voire truqué. Plus qu’incertaines, les attaques radicalisent les signes d’une difficulté infranchissable après l’entracte. Pour son plaidoyer, Kaufmann crie encore assez bien. Le véritable couple vocal du jour est donc Gérard et Maddalena. L’amoureuse est remarquablement incarnée par Anja Harteros, d’un chant souple, au lyrisme sans heurt, qui emporte l’âme. Le soupirant, fidèle et complice, bénéficie de la voix généreuse de Luca Salsi, à la fois ferme et nuancée, capable de la plus terrible autorité comme d’une douceur caressante. Voilà qui laissera un grand souvenir !

BB