Chroniques

par gilles charlassier

Ariadne auf Naxos | Ariane à Naxos
opéra de Richard Strauss

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 1er mars 2019
Michel Fau met en scène "Ariadne auf Naxos" au Capitole de Toulouse
© mirco magliocca

Cette année, le mois de mars est celui d’Ariane, plus exactement d’Ariadne auf Naxos. La France et l’Europe francophone affichent pas moins de trois productions de l’opéra que Richard Strauss réalisa sur un livret du poète partenaire de ses grandes aventures lyriques, Hugo von Hofmannsthal – en 1912, à l’heure de la première mouture de l’opus, le duo avait déjà accouché du Rosenkavalier, après, deux ans plus tôt en 1909, l’autorisation donnée au compositeur de mettre en musique la tragédie Elektra. Assez banale outre-Rhin, cette coïncidence est suffisamment rare hors des terres germaniques pour être relevée. Dans cette concurrence sans doute accidentelle des agendas, c’est Toulouse qui ouvre le festival en son Théâtre du Capitole, avec une nouvelle mise en scène, commandée (conjointement avec Montpellier) à Michel Fau – les deux autres coproductions, réglées par David Hermann à Lausanne et Katie Mitchell au Théâtre des Champs-Élysées, furent étrennées l’année dernière, respectivement à Nancy et Aix-en-Provence.

Avec la complicité de David Belugou, dessinant décors et costumes, l’homme de théâtre français met en avant une mise en abyme de la théâtralité qui n’oublie jamais les potentialités comiques de l’exercice, en consonance avec l’ironie innervant l’ouvrage jusque dans les épisodes à l’apparence d’univocité tragique. Mené sans temps mort, grâce à la complicité de la baguette agile et inventive d’Evan Rogister – on y reviendra –, le Prologue se déroule dans une dichotomie spatiale. À l’étage supérieur, le Majordome déclame les ordres du maître des lieux avec un inénarrable accent viennois et artificieux – irrésistible Florian Carove confinant à l’hystérie domestique – devant un rideau de scène à l’enseigne d’un blason pastiche mêlant les héraldiques de la Vienne Jügendstil. Au-dessous s’affairent loges et coulisses de la soirée annoncée par le riche mécène, dans une dramatisation des affects n’ignorant pas des postures caricaturales, à l’exemple de la Primadonna de Catherine Hunold, figée dans le noble ridicule d’une gestuelle néo-wilsonienne. Les livrées et les perruques XVIIIe ne se retranchent pas derrière quelque pudeur. L’arlequinade du vestiaire, qui fonctionne comme une loupe sur la mode de l’époque de Mozart, plutôt que le Grand Siècle initialement sollicité dans l’hommage à Max Reinhardt du projet princeps de Strauss et Hofmannsthal, est relayée par les dorures du cadre de scène autant que les maquillages, parfois très poudrés, conçus par Pascale Fau.

Après l’entracte, l’opéra prolonge ce jeu parodique, aussi efficace que virtuose, entre la réalité de la scène et la fiction de l’intrigue qu’il renouvelle en une dialectique entre sublime et trivial, se résolvant dans une sursomption presque hégélienne (Aufhebung) où le premier n’advient à lui-même qu’en assumant le second, son négatif indissociable. Sur l’ambivalence du destin d’Ariane, confondant l’Amour et la Mort dans le final, avec Bacchus, qui se souvient évidemment du tropisme tristanien, plane l’ombre de la légèreté de Zerbinetta, laquelle n’est que l’autre visage d’une même profondeur du sentiment, ce que suggère admirablement le feuilletage des lumières de Joël Fabing. Dans cet univers où tout n’est que mascarades, la grotte de l’héroïne prend l’allure d’un masque antique au format lithique dont l’expression semble suspendue entre la grimace comique et sa jumelle tragique. Deux cloportes s’y accrochent, allusion à la littéralité du texte qui pourrait tout aussi bien renvoyer à la nouvelle contemporaine de Kafka, Die Verwandlung (1912). Entre art naïf, Magritte et Blaue Reiter, l’écrin de troncs et de frondaisons se transforme, dans un duo final baigné de verts, en arches dessinant une perspective stroboscopique s’épurant en noir et blanc, tandis que glisse l’ultime apparition de Zerbinetta, dans une saisissante délicatesse au-devant du cadre de scène – topos de tous les protagonistes de commedia dell’arte déguisés en une sorte de bestiaire, en palimpseste de l’argument mythologique, comme du commentaire des nymphes, à la manière de Parques déroulant un bien opportun tressage de fils, avant d’être celui de l’hébétude du Compositeur au tomber de rideau.

Si la maîtrise des moyens et des acteurs semble moins alerte que dans le Prologue où le procédé explicite sans doute un peu trop ses intentions, elle se mêle, dans cette seconde partie, à une poésie sensible qui résume, au delà d’effets visuels un peu marqués – à l’exemple de l’éclat aurifère du char de Bacchus ou du navire macroscopique – et d’une relative inertie épousant le rythme plus élégiaque de l’opéra, la transmutation du discours méta-dramaturgique au cœur même d’une inspiration suprêmement lyrique – transformation que Strauss opérera à nouveau dans Capriccio.

Attentif au vivier de voix françaises que certaines habitudes hexagonales, désormais amendées, avaient tendance à négliger quelque peu, Christophe Ghristi réunit un plateau éminemment idiomatique qui dépasse les préjugés de germanité préalable, avec pas moins de trois prises de rôle sur les quatre personnages principaux. La plus attendue est celle de Catherine Hunold [lire nos chroniques du 14 septembre 2009, des 16 février et 4 avril 2014, des 20 septembre et 1er décembre 2016, des 9 juin et 15 septembre 2017], pour laquelle c’est également le premier grand Strauss, rendant justice à un talent dont on commence enfin à reconnaître les ressources. Après les quelques offuscations d’une Primadonna bousculée dans ses habitudes et prérogatives, son Ariadne déploie une authentique musicalité, dans la plénitude d’une émission et d’une ligne généreuses. Supports d’une noblesse sincère qui se garde bien de toute grandiloquence, elles ne sacrifient jamais la dynamique du texte et animent une mobilité dramatique qui compense la statuaire de l’amoureuse abandonnée.

En Compositeur, Anaïk Morel témoigne d’une projection saine, sans afféteries inutiles [lire notre chronique de Carmen]. Elle cisèle les tourments du jeune créateur avec une indéniable fraîcheur expressive : un tel aboutissement dans l’incarnation des contradictions du serviteur de l’art n’avait pas été entendu, depuis, peut-être, Sophie Koch, il y a une quinzaine d’années. Elizabeth Sutphen assume le babil aérien de Zerbinetta, au risque de confondre quelques volutes au second plan, sans compromettre néanmoins l’intégrité idoine de sa présence [lire notre chronique de Serse]. Quant à Issachah Savage, le seul du quatuor à n’être pas novice, son bronze d’Heldentenor irradie Bacchus d’une vaillance exempte de vulgarité, jusqu’aux limites techniques d’une écriture impitoyable et l’étirement de la tension vocale de la coda. L’ivresse du matériau ne s’abîme pas dans une vigueur vaine et ne sacrifie point la justesse expressive : à l’aune d’une telle soirée, l’un des meilleurs tenants actuels du rôle peut se permettre de tutoyer les légendes.

Le reste de la distribution complète le tableau sans démérite aucun. Werner Van Mechelen exerce sur son disciple la tutelle robuste et paternelle d’un Maître de Musique au caractère bien trempé, qui contraste avec la volubilité de Maître de Danser campé avec une gourmandise déliée par Manuel Nuñez Camelino. Arlequin solide à la diction qui ne l’est pas moins, Philippe-Nicolas Martin mène le trio comique gravitant autour de Zerbinetta, les graves mordants du Truffaldino d’Yuri Kissin, aux côtés du Scaramouche de Pierre-Emmanuel Roubet et du Brighella d’Antonio Figueroa, identifiables par le timbre plus que par la scène. Un autre trio, féminin, lui répond, qui façonne des ensembles homogènes sans ignorer les individualités, entre la Naïade aérée de Caroline Jestaedt, la mate vibration de Sarah Laulan (Dryade) et l’émail acidulé de Carolina Ullrich (Écho). Mentionnons encore les interventions de Pierre-Yves Binard, Perruquier qui ne dépare guère dans la faconde générale, ainsi qu’Hermès, dévolu à l’acrobate Benjamin Kahan qui dénude ses glabres et musculeux pectoraux.

La réussite du spectacle réside également dans les mains et la baguette d’Evan Rogister. Équilibrant à merveille transparence chambriste et fluidité dramatique, le chef germano-américain soutient les couleurs et les textures d’un Orchestre national du Capitole en confiance et en forme aussi évidentes que la symbiose entre fosse et plateau. Une production qui fait tourbillonner les sens et l’intellect : Strauss et Hofmannsthal sont servis – insieme la musica e le parole...

GC