Chroniques

par françois cavaillès

Armida, opéra de Gioachino Rossini (concert)
Nino Machaidze, Matteo Roma, Enea Scala, Chuan Wang, etc.

Chœur et Orchestre de l’Opéra de Marseille, José Miguel Pérez-Sierra
Opéra de Marseille
- 31 octobre 2021
à l'Opéra de Marseille, "Armida" de Rossini en version de concert
© christian dresse

« Who the hell told Beethoven he could treat that guy as somebody with an amusing talent that he ought to cultivate? » – à Beethoven qui diable a-t-il dit qu’il pouvait traiter ce gars comme s’il n’avait à cultiver qu’un simple talent d’amuseur ? [traduction de la redaction]. Brutale question qui éclabousse le Pacifique lors d’une discussion agitée entre un marin irlandais et un baryton américain, compagnons de bord d’un cargo, et qui fait écho à un conseil d’ami donné par Beethoven à Rossini au terme de leur rencontre de 1822 : celui de se concentrer sur l’opera buffa et d’écrire « plus de Barbiers ! ». Pour l’as du polar et chanteur amateur James M. Cain (1892-1977), auteur de Serenade en 1939, l’idiome musical de Rossini est « clair, naturel, et simple » et sa « grande découverte », tous compositeurs confondus, à son retour au pays, à la paix et à l’opéra après avoir couvert pour un magazine la fin de la Grande Guerre depuis la France (d’après le biographe David Madden)

Eh oui ! N’en déplaise au génial Ludwig et sa chaleureuse recommandation, l’art de Gioachino ne se cantonne pas au genre comique. Ainsi le démontre encore l’opera seria à grand déploiement scénique de 1817, Armida, donné à l’Opéra de Marseille en version de concert. Fidèle à l’argument légendaire tiré de l’épopée du Tasse (La Jérusalem délivrée, 1581), la prestance transparaît dans l’Ouverture, avec l’admirable simulation d’une tempête, puis au magnifique éclat éruptif laissant la mélodie couler comme de la lave, avant le crescendo terminal. Les enchaînements harmoniques sont déjà remarquables sous la baguette de José Miguel Pérez-Sierra et les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille se mettent tôt en exergue dans l’illustration du siège de Jérusalem. Que la scène vire à la liesse, en grande pompe martiale, et le talent de Rossini devient évident, courant à travers les habiles pupitres phocéens, mais aussi grâce au chœur maison, puissant et séducteur, qui contribue beaucoup à l’atmosphère propice au fantastique.

D’évidence, le surnaturel apparaît par les voix de chanteurs intrépides relevant le défi belcantiste. À commencer par la sorcière incarnée par Nino Machaidze [lire nos chroniques d’Il trittico, La bohème, Le siège de Corinthe, Cavalleria rusticana et I Lombardi alla prima crociata]. Dès son premier air, très bien saisi, la cantatrice géorgienne hausse le ton, s'aventurant dans des ornements marqués. Alors qu'elle lance des piques très autoritaires, son timbre reste heureusement précieux. Au magnifique duo Amor possente nome, remarquable constance également dans l'expressivité et l'harmonie avec l'orchestre, sans que la cabalette y perde en éclat ni en sincère jubilation. Voici même une digne héritière de la Colbran, dans le glorieux D’amore al dolce impero où les brillantes vocalises et tout l’art du canto fiorito lui valent une ovation retentissante. Enfin le dernier acte lui doit tant pour la superbe scène d’adieu et l’impression ultime d’arriver au stade de la folie.

Des quelque six rôles de ténors entourant l’héroïne, le premier revient au vaillant Enea Scala. Revenu comme un lion dans l’arène marseillaise quelques jours après un triomphal Guillaume Tell [lire notre chronique du 17 octobre 2021], Scala rend son personnage encore plus hallucinant, d’abord par la délicatesse vis-à-vis d’Armida. Certes non loin de forcer l’organe pour jouer le sombre baritenore de l’opera seria, il propulse pourtant la cabalette du coriace trio de ténors avec une vélocité exceptionnelle, doublée d’une grande finesse. Pour de tels exploits, le public aussitôt déchaîné l’adopte – un Rinaldo comme Marseille en est fada !

La plus impressionnante révélation se nomme Matteo Roma. Jeune, d’un feu vif et clair, il donne toute satisfaction en rugissant Goffredo comme en impeccable Carlo. Quel nerf, doublé d’un sens mélodique admirable, pour assurer notamment le grandiose du quatuor initial ! Également en double emploi, la riche couleur de Chuan Wang (Gernando, Ubaldo) plaît aussi, ainsi que la justesse gutturale du baryton-basse Gilen Goicoechea (Idraote, Astarotte). Enfin, avec morgue, bravoure ou un certain velours dans le récitatif, le ténor Jérémy Duffau défend bien le rôle ingrat d’Eustazio.

Cette Armida pousse peut-être son plus beau cri primal à la suite du grand air prénuptial, à l’heure du ballet. Du premier mouvement vif-argent au ravissant adage entre cor, violoncelle et harpe, puis d’un ravissant pas de deux jusqu’à la séguedille magique, au régal de clarinette, adjointe au piccolo ensuite, avant qu’une coda qui valse joliment referme le tout, en crescendo... Encore que, plus éminemment spirituel encore, Rossini ne dépose le chœur au sommet de l’incroyable pièce montée. Non plus seulement gourmand par nature, le cygne de Pesaro tente l’impossible avec cette œuvre, moins attiré par le grand spectacle que par la lumineuse vérité des classiques de la littérature, étudiés dans sa jeunesse.

FC