Chroniques

par bertrand bolognesi

Arnold Schönberg
Quatuor en fa # mineur Op.10 n°2 – Pierrot Lunaire Op.21

Caroline Stein, Philippe Jordan et les musiciens de l’Opéra
Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 25 octobre 2015
au Palais Garnier, Caroline Stein et Philippe Jordan jouent Pierrot Lunaire
© eberhard storches, 2002 | schiele, selbstbildnis als pierrot, 1914

En ouvrant la saison de concerts de son Orchestre de l’Opéra national de Paris par la Quatrième de Gustav Mahler (1900) et les Variationen Op.31 d’Arnold Schönberg (1928), en septembre dernier, Philippe Jordan désignait d’emblée le lien moins antagoniste que supposé entre la modernité du romantisme tardif et celle de l’avant-garde au début du XXe siècle. Ainsi posé, le sujet Schönberg se poursuit avec deux autres rendez-vous, dont celui d’avril prochain avec les Gurrelieder (où l’on retrouvera Brigitte Fassbaender en récitante) qui conclura ce bref cycle dans des chatoiements Jugendstil.

Pour l’heure, c’est une soirée chambriste que propose le directeur musical de l’institution, un programme qui vient ponctuer d’une sveltesse bien venue les représentations du monumental Moses und Aron dont la première eut lieu ce mardi [lire notre chronique du 20 octobre 2015]. En 1907, comme pour sortir de la Kammersinfonie Op.9 n°1 qui marque la conscience nouvellement acquise de son style, le compositeur entreprend d’écrire un nouveau quatuor à cordes, plus radical que les premiers – il porte le numéro 2, faisant suite à l’Op.7 n°1 de 1905, mais il est en fait le troisième, à compter celui de jeunesse (1897) – dont le final tend à s’affranchir de la tonalité. De fait, la dissonance prime au fil des quatre mouvements de l’œuvre qui inscrit pleinement ses motifs de transition dans la tonalité générale, comme pour assurer un relatif confort dans l’articulation de différents flux, plus audacieusement ambigus.

Quatre instrumentistes « maison » sont réunis devant le rideau de Garnier pour cet opus 10. Ils ouvrent Mäßig d’une sonorité douce, dans un dessin étroit, loin de certaines raucités qui font la signature des formations spécialisées dans la musique du XXe siècle, voire dans la contemporaine. C’est un avantage certain, toutefois contrebalancé par une exactitude qui n’est pas toujours honorée – cela dit, la partition est redoutable. Sehr rasch gagne une fausse apparence de nonchalance tout-à-fait d’à-propos, l’échange voyageur du Lieber Augustin y trouvant une inflexion tendre et douloureuse.

Avec le troisième mouvement (Litanei) arrive la voix onctueuse du soprano Caroline Stein. Introduits par un thème au lyrisme grave, dérivé de celui du premier épisode, les vers de Stefan George sont ici servis avec nuance, intelligence et engagement. On regrette l’impact un rien laborieux du quatuor auquel on aimerait un corps plus généreux. L’élan de la conclusion s’inscrit dans un expressionisme exacerbé qui, après ses terribles imprécations (« töte das Sehnen, schliesse die Wunde, nimm mir die Liebe »), n’atteint pas la sérénité si âprement appelée. On reconnaît là l’immense talent dramatique de Caroline Stein dont, il y a douze ans déjà, l’on saluait la superbe Médée (Dusapin) à Lausanne [lire notre chronique du 15 avril 2003]. Le long introit du Sehr langsam final est remarquablement soigné par les violons de Frédéric Laroque et Vanessa Jean, ainsi que l’alto de Laurent Verney. Ses atermoiements harmoniques font naître la partie chantée, vaillamment contrepointée par le violoncelle rigoureux d’Aurélien Sabouret. Instrumentalement, voilà sans conteste le mouvement le plus probant. La rondeur du timbre et la saine égalité de l’émission favorisent une Entrückung bouleversante. L’inspiration est à son comble, chez les musiciens comme dans le poème et pour le soprano. « Ich bin ein Funke nur vom heiligen Feuer… » : les dernières mesures nous abandonnent.

Après l’entracte, trois de nosquartettistes d’un soir (exit Vanessa Jean) sont rejoints par Véronique Cottet-Dumoulin (clarinette), Bruno Martinez (clarinette basse) et Catherine Cantin (flûte et piccolo), la partie de piano étant assurée par François-Frédéric Guy tandis que Philippe Jordan fait face au septuor. Quatre années ont passé, durant lesquelles une créativité plus radicale s’est imposée à Schönberg, avec les Drei Klavierstücke Op.11 et plus encore les Fünf Orchesterstücke Op.16. Dès 1901, à l’âge de vingt-sept ans, le compositeur n’avait pas dédaigné de collaborer avec le cabaret Übertbrettl, livrant à son fondateur Ernst von Wolzogen un recueil de chansons ? De fait, il devint chef au théâtre berlinois de Wolzogen, construit par le génial architecte August Endell. Cette première prise de contact avec le milieu du cabaret durerait quelques mois à peine. Mais quand, une décennie plus tard, la comédienne Albertine Zehme – accompagnée par un pianiste la plupart du temps, elle avait pour habitude de déclamer des poèmes en public – l’invite à écrire pour elle Pierrot Lunaire à partir de la traduction allemande par Hartleben du recueil de Giraud, Schönberg s’est peut-être souvenu de l’expérience qui l’avait mené aux Brettlieder. Écrit en un peu plus d’un trimestre, son Pierrot, issu d’une sélection de vingt-et-un des cinquante poèmes d’origine, est créé au Choralion-Saal (Berlin) le 16 octobre 1912, après une quarantaine de répétitions.

L’analogie avec les chansons de 1901 s’arrête là, tant l’opus 21 constitue un virage sans précédent dans la facture schönbergienne, au point d’être ensuite érigé au statut d’étendard de la modernité. Loin des lectures sèches, exclusivement analytiques – nécessaires en leur temps et dont il se peut d’ailleurs concevoir qu’on soit nostalgique, pourquoi pas… – qui firent définitivement connaître l’œuvre en France après la Seconde Guerre mondiale, l’interprétation de Philippe Jordan, toute précise et rigoureuse qu’elle est, respire une théâtralité plus arrondie, ne dédaignant pas un certain moelleux qui en inscrit les savoureux alliages timbriques dans un phrasé généreux. Inattendue, cette option trouve en Caroline Stein une complice avisée, sans que jamais l’impact poétique soit amoindri.

Dès l’abord, c’est d’une ivresse vigoureuse que la lune frappe le poète. Les instrumentistes font bientôt merveille, se jouant aisément de la difficulté de ces pages. Ainsi en témoignent les premiers pas d’Eine blasse Wäscherin, entre autres, ou l’excellence des pizz’ de Madonna où s’enlacent flûte et clarinette. La Valse se fait d’autant plus sympathiquement ironique que la diseuse Zehme convoquait volontiers la musique du franco-polonais comme support à ses soirées. Après l’intense drame final (« …o Mutter aller Schmerzen! »), les errances de l’astre phtisique creusent idéalement le registre grave de la chanteuse – de fait, aucun doute : l’œuvre gagne à être donnée par une chanteuse, pour peu qu’elle sache dire, plutôt que par une comédienne qui en massacrerait le Sprechgesang.

La partie médiane s’enfonce dans une encre plus dense encore, « flot d’ombre » dit François Nicolas (in La singulartié Schönberg, Les cahier de l’Ircam/L’Harmattan, 1997), avec le piano « gluant » de Nacht, la mélopée fragmentaire de la clarinette basse, enfin l’instabilité savamment calculée de la cantatrice, comme hors tempérament. Elle fait froid dans le dos, cette Messe rouge, avec son motif nauséeux que le piano n’a de cesse de répéter. Une fébrile férocité conduit la vélocité vertigineuse du Galgenlied jusqu’à son macabre coït. Nul besoin de trop durcir le ton des Croix : la musique en fait assez, Stein et Jordan le savent bien et lui font confiance. À « l’âme des vieilles comédies » d’habiter le « désert mental » : la Nostalgie commence la troisième manche de Pierrot dans un sarcasme omniprésent. Cruauté, Parodie, moquerie et grotesque Serenade aux emphatiques effusions violonistiques : sur ses proies le ton ne desserre pas la mâchoire – la grandiloquente Troyenne en prend pour son grade… On admire l’exquis voyage des pizz’ jusqu’aux piqués du piano, subtilement réalisé, enfin le lyrisme délicatement flouté d’O alter Duft. C’est fini, au revoir, « le neigeux roi du mimodrame » !

BB