Chroniques

par bertrand bolognesi

Avis de tempête
opéra de Georges Aperghis

Opéra de Lille
- 17 novembre 2004
Avis de tempête, nouvelle pièce de Georges Aperghis à l'Opéra de Lille
© mikaël libert

C’est avec une passion grandissante que se voit le nouvel ouvrage lyrique de Georges Aperghis, donné en création à l’Opéra de Lille, avant de passer par la Lorraine (fin mai, Nancy) et par Paris (festival Agora, juin). Il suffit de quelques secondes à cet Avis de tempête, composé sur un livret de Peter Szendy, pour entraîner le public dans une tourmente indescriptible. La chanteuse – Donatienne Michel-Dansac –, les deux chanteurs – Romain Bischoff et Lionel Peintre –, la comédienne – Johanne Saunier –, les musiciens de l’ensemble Ictus et leur chef Georges-Elie Octors (qui s’improvise excellent diseur) occupent la scène autour d’une tour inquiétante, structure métallique constituée de micros, de capteurs, de caméras, où s’est réfugié l’assistant musical. C’est la seconde fois qu’Aperghis recourt à l’électronique : ici, la réalisation faite à l’Ircam par Sébastien Roux s’affranchit largement des us et coutumes de l’institution et sait littéralement en détourner la possible parenté, osant une relative saleté. Et si, cette fois, la spatialisation des voix permet le voyage, faisant virevolter d’inquiétantes vocalises dans le théâtre dont elle use pour encercler le public, on retrouve l’Aperghis de toujours, avec ses phénomènes de fascination phonétiques, ici radicalisés par la technologie.

Autour du mât central, sept écrans, comme autant de cerfs-volants prometteurs, de voiles de navire malmenées, d’ailes de papillons polymorphes ou des zones cérébrales à explorer. On y projette des images, préparées par Kurt d’Haeseler, membre du collectif d’artistes Filmfabriek : visages volés des acteurs sur scène, brouillages intenses, rencontres imprévues soudain rendues possibles, etc. L’œil, ne sachant plus que regarder, se soumet vite. Ce jeu des images vraies, de leurs reflets et superpositions ambigus, des corps physiquement présents puis démultipliés ou simplement niés, se souvient des collaborations étroites du compositeur avec Kokkos et Vitez. Tout cela est brillant, déroutant, envoûtant, invente des écrans dans les écrans, montre des mains cherchant à caresser leur double projeté, dans une étourdissante quête de soi, joue sur la vitesse – sous-bois dont les taches de soleil sont accélérées jusqu’à l’effervescence, par exemple, jusqu’à la vapeur, jusqu’à la pluie –, et précipite dans une terrible tempête mentale, comme le dit l’auteur, que le monde vient rencontrer, qui ne se replie jamais sur elle, jusqu’au vertige.

Le musicien a lui-même mis en scène son opéra, accompagné par les lumières et la scénographie de Peter Missoten (également de Filmfabriek) dont on appréhendait le travail il y a un quelques mois avec Paysage sous surveillance [lire notre chronique du 20 juin 2003]. Dans cet univers sonore extrêmement sophistiqué, il use d’effets qui, s’ils ne sont jamais simples, s’avèrent directement perceptibles, avec une efficacité comme tombée des cieux. Et si parfois un chemin pourrait mener au cul-de-sac, l’inventivité recueille salutairement une bouteille à la mer qui ne demande pas mieux, dont les contenus éclairent une dramaturgie toujours en devenir. Tant dans le style vocal que dans l’omniprésence d’une émotion autre que le seul plaisir du jeu, de l’humour ou de l’incongru pur et simple, Avis de tempête trouve écho en notre mémoire avec Liebestod, entendu il y a une vingtaine d’années déjà ; sans doute est-ce le sujet qui entraîne des mécanismes expressifs similaires. Quels abymes mentaux précipitent Karoline von Günderode dans le Rhin ? Si une chronologie – même bousculée – des causes du drame pouvait encore retenir le public au bord du gouffre, l’absorbe, le séduit et l’épouvante le chaos des processus affolants d’aujourd’hui. Car l’on assiste bel et bien à de dangereuses dépersonnalisations, à des ubiquités schizophrènes, à des démences paranoïaques, évoquées en surface – et pour le moins inoffensif – par des symptômes divers, comme la catatonie, l’hallucination, le syndrome épileptique, l’apathie béate ou l’euphorie hystérique. Tout cela n’aura de cesse de tourner, jusqu’à faire toucher à son immobilisme au cœur de la tornade : le tourbillon n’aurait-il pas la certitude que le décor tourne autour de lui qui se perçoit fixe ?

« On a pu croire à la fin… c’était le commencement » : ainsi s’achève – ou plutôt ne s’achève pas – cette œuvre d’une foisonnante fébrilité, où l’énergie circule merveilleusement, semant le doute par le déchaînement des souffles, tandis que sur les écrans réapparaissent les plagistes de tantôt, sous un ciel serein, aimablement nuageux, après que le capitaine – le chef d’orchestre – a abandonné l’équipage. Georges Aperghis livre un spectacle soulevant des troubles contagieux et complexes qui posent, sans en avoir l’air, les multiples questions de notre rapport au monde, en à peine plus d’une heure d’une activité violente et profuse.

BB