Chroniques

par david verdier

Claudio Abbado dirige l’Orchestre du Festival de Lucerne
Mozart | Symphonie en ré majeur K.385 n°35 « Haffner »

Bruckner | Symphonie en si bémol majeur Op.95 n°5
Lucerne Festival / Kultur und Kongresszentrum, Lucerne
- 19 août 2010
© georg anderhub | lucerne festival

Après les sommets du concert d'ouverture [lire notre chronique du 10 août 2011], on attendait avec la ferveur qui sied aux grandes occasions ce second programme de Claudio Abbado à la tête de l'Orchestre du Festival. Pour notre plus grand bonheur (et parfois désespoir), la musique vivante ne s'embarrasse pas de rationalité – rendant ainsi justice à la conception d'Héraclite du devenir perpétuel.

Pour expliquer ce sentiment, il faut tout d'abord s'interroger sur la logique conduisant à programmer deux œuvres aussi dissymétriques que la Symphonie Haffner de Mozart et la monumentale Cinquième de Bruckner. Ne serait-ce qu'en raison de leurs longueurs respectives, la première partie semblait servir de marchepied à la seconde. En quoi le concert aurait-il perdu de son intérêt à faire l'économie d'un entracte et ne programmer qu'une seule œuvre ? La question ne manquera pas de se poser en octobre prochain, lors du concert parisien de Claudio Abbado à la tête de ce même ensemble et dans le même programme.

Disons d'emblée qu'on ne saurait placer trop haut cette Symphonie en ré majeur K.385 n°35 qui n'eut pour mérite que celui de confirmer tout le bien que l'on pensait des qualités du chef et de l'orchestre. La netteté et la précision d'articulation sont proprement époustouflantes mais produisent sur la durée un résultat trop anguleux pour nous permettre d'y adhérer totalement. La conception est délibérément moderne et débarrassée de tout alanguissement postromantique, mais, curieusement, Abbado apparaît comme détaché de son sujet. Derrière la vivacité et la progression à marche forcée vers l'avant, tout un ensemble d'idées semblent sous-exploitées et insuffisamment mises en valeur.

Mozart fils expliquait à son père qu'il fallait interpréter « avec feu » le premier mouvement (Allegro con spirito). Sans doute aurait-il été surpris par l'exécution de cette forme sonate (rappelons-le, sans barre de reprise dans l'introduction), d'un motorisme surprenant, presque agressif – des rythmes pointés quasi-contondants et la ligne de crête du thème souvent à nu. Trop mécaniquement belle, l'interprétation semble vider la partition de sa substance et ne retient que l'aspect purement démonstratif. La spiritualité de l'Andante n'est pas mieux lotie, attiré vers le bas par une pulsation souterraine qui presse le discours et finit par en survoler l'intérêt à ne jamais risquer de s'appesantir. Un tempo moins rapide aurait sans doute permis de faire ressortir le chant au lieu de planter des clous en laissant les phrases défiler. Il faut attendre le trio et le menuet pour qu'enfin la musique se dégage de ces alternances de miroitements et d'articulations trop marquées. La battue se fait plus souple, tandis que la pâte sonore oublie pour un temps la lecture à vue. Le Presto final engloutit ces quelques espoirs. Derrière un lissé impeccable et des diminuendos millimétrés, c'est en définitive une vision assez extérieure qui s'impose.

La Symphonie en si bémol majeur Op.95 n°5 d'Anton Bruckner permet de vérifier (si l’on en doutait encore) que cet orchestre est hors-niveau – c'est-à-dire en dehors des normes d'appréciation qui se borneraient à attribuer le caractère exceptionnel uniquement à la somme des talents présents au sein de cette phalange. Le plus remarquable, c'est la perception par l'auditeur d'une volonté unique de perfection chez tous les instrumentistes. La cohérence et la densité unique du son n'est pas obtenue par addition mais par l'unité des points de vue.

L'agogique d'Abbado repose en grande partie sur le souci de libérer les grandes lignes, sans pour autant laisser de côté le souci du détail. Dans Bruckner, comme naguère dans Mahler, la ductilité sonore des pupitres est confondante. Cependant, s'il faut bien reconnaître que les grands arcs dessinés dans cette symphonie par le chef sont de proportions brucknériennes ; le matériau choisi n'est pas compatible avec la nature intrinsèque de l'œuvre. Le Milanais opte souvent pour une succession de blocs sonores relativement abstraits, mais la tension qui faisait merveille dans Mahler est ici hors-propos – la partition exige davantage d'aspérités et de sauvagerie (osons le mot dans son acception étymologique). Il faudrait pour cela œuvrer vers moins de finition et une suavité plus discrète, donc à l'opposé de la conception d'Abbado. Le Ländler du Scherzo est évidemment symptomatique de cette recherche de la perfection du timbre et de l'art de phraser en enrobant le chant. C'est à mille lieues de la caractérisation rugueuse et « paysanne » d'un Volkmar Andreae ou d'un Eugen Jochum, si l'on voulait céder un instant au vain exercice de la comparaison.

Le Bruckner de Claudio Abbado n'est pas un Bruckner architecte. Il brosse à grands traits sensibles sans pour autant oser les vertiges et les abîmes verticaux. Les tsunamis des codas débutent sur des ppp rigoureux et contrôlés au début mais n'osent pas le bruit blanc quand l'exige le caractère de l'œuvre. La fluidité du discours donne aux passages polyphoniques une joliesse viennoise souvent hors sujet, malgré la magnificence de l'interprétation. Les interventions de la petite harmonie (juste avant la fugue finale) n'ont rien d'interrogateur ou de sardonique. Le thème de la fugue se déploie, sans effet de masse et avec le souci de maintenir le son sans risquer de le maltraiter. Malgré tout, la densification du discours produit son effet et l'interprétation atteint, dans cette dernière partie, un sommet que jusqu'alors elle se contentait de regarder par en dessous. La trompette souveraine de Reinhold Friedrich se couvre de gloire, ainsi que tout le pupitre des cuivres qui fait se dresser cette mer de feu. Jamais heurtées, attaques et entrées sont comme fondues dans un grand geste qui fascine tellement qu'on n'a pas envie de détailler précisément la construction formelle. On progresse dans une esthétique sonore à la beauté sans cesse réaffirmée mais sans ce souci méticuleux de géométrie anguleuse qui ternissait quelque peu la première partie. Ce qui n'appartient qu'à Abbado, c'est de permettre en permanence aux musiciens de s'écouter les uns les autres, plutôt que de chercher à les soumettre par un geste souverain (qui, avec l’âge, devient de plus en plus contenu, abstrait). Certes, les contradictions – les géniales « aberrations » parfois – de la musique de Bruckner passent au second plan, comme « sous-entendues » par une tendance à chercher une forme d'esthétique du discours.

Dans cette soirée, chacun cherchait encore ses marques. Cette Cinquième symphonie peut encore progresser. De l'avis de plusieurs commentateurs, le second concert, donné le lendemain, était encore supérieur à celui-ci – avec l'heureuse surprise d'entendre Christine Schäfer dans des airs de Mozart en lieu et place de la Trente-cinquième de Mozart.

DV