Chroniques

par bertrand bolognesi

concert 2 – Carter, Gordon, La Fuente et Rizo-Salom
Joshua Dos Santos dirige l'Orchestre Philharmonique de Radio France

Studio 104 / Maison de Radio France, Paris
- 7 février 2015
le compositeur Benjamin de La Fuente dont est créé On fire à Radio France
© dr

Suite du festival Présences à la maison ronde, avec ce concert que dirige une nouvelle fois un jeune chef vénézuélien, comme ce sera souvent le cas lors de cette édition intitulée Les deux Amériques. Il s’appelle Joshua Dos Santos, comptera trente printemps cette année, fut l’élève de José Antonio Abreu, fondateur en 1975 du fameux Sistema, tentative réussie d’échapper par la pratique musicale au déterminisme sociologique. Nous découvrons cette baguette précise et vigoureuse, particulièrement soigneuse du détail quand il le faut, au contraire génératrice d’une énergie brutale, bienvenue à d’autres moments.

En phase avec la proposition émise hier par notre collègue [lire notre chronique de la veille] – « dorénavant n’user son encre que pour ne pas se fâcher », disait-il –, n’écrivons que sur des œuvres qui auront semblé susciter qu’on en parlât. En revanche, il convient, sans mauvais esprit aucun, de nuancer certaines affirmations, comme celle concernant la gratuité des concerts : si, depuis quelques éditions déjà, l’entrée de Présences n’est en effet plus libre, elle affiche un tarif largement accessible à (presque) tous et reste offerte aux moins de vingt-huit ans. Quant à la programmation par thèmes, sans doute permet-elle une variété plus grande des différents menus proposés. On pourrait pourtant s’interroger sur le fait que soient présentées là des pièces dont on chercherait en vain quelque rapport avec Les deux Amériques, comme c’était hier le cas avec celle de Dubugnon – commande passée, produit livré, encore fallait-il la « caser » quelque part, sans doute.

À l’inverse, Benjamin de La Fuente [photo] s’est honnêtement penché sur le sujet : en témoigne la création mondiale de son On fire, œuvre ô combien critique de l’Amérique du nord, à travers des extraits de discours de Malcolm X, orateur assassiné il y a près de cinquante ans (21 février 1965) par un groupe musulman radical en désaccord avec certaines implications religieuses de son combat – l’État connaissait parfaitement le projet d’abattre l’agitateur noir, mais n’a rien envisagé pour entraver sa réalisation… Elle joue Shakespeare à Syracuse et à Modène, à Bologne elle dit Dostoïevski, on la voit dans le théâtre de Pasolini à Venise et c’est dans Re Orso de Stroppa qu’on put l’applaudir à Paris [lire notre chronique du 19 mai 2012] : elle s’appelle Piera Formenti et c’est à sa présence invasive qu’on a confié la très copieuse partie de récitante d’On fire, conçu « pour comédienne, piano, orchestre et orgue électronique ». Après le détachement volontairement grotesque sur lequel sont énoncées diverses lois racistes, touchant l’imperméabilité obligatoire entre Blancs et Noirs en matière d’éducation, de transport en commun, de soins médicaux et, surtout, d’amour, un premier accord déflagrant, convoquant déjà un piano d’une brutalité avouée (Wilhem Latchoumia), introduit la parole de Malcolm X accusant les siens de ne pas s’aimer assez. Une réminiscence blues s’intègre à l’appel au combat contre l’hégémonie blanche, texte vociféré, tutti dru et percussif – le souvenir des années Nono (gants de boxe sur clavier) n’est pas loin. Revendicatif ? Engagé ? On est totalement dans le sujet : l’Amérique, c’est aussi ça. Les textes s’enchaînent très vite, bataillant de citations en scandales, hurlant souvent mais isolant certaines perles dans des accalmies dangereuses – « Tout ce qu’on a connu, c’est l’hypocrisie. Le rêve américain ? Connais pas ! Nous vivons chaque jour le cauchemar américain », par exemple. Après une grouillante section d’orchestre, en volière, la voix dénonce aussi la presse qui fait « passer l’assassin pour la victime et la victime pour l’assassin ; si vous n’y prenez pas garde, les journaux vous feront haïr les opprimés et aimer les oppresseurs ». Entre deux phrases qui tenteraient l’espoir d’une réconciliation surgissent les sirènes de flics, jusqu’à l’insupportable, ouvrant sur un postlude d’après-catastrophe, aux grondements sournois, errant sous le chant du muezzin.

Lorsqu’en 1915 sont publiés ses premiers poèmes, Marianne Moore (1887-1972) est déjà presque trentenaire. Cette enseignante discrète sera peu à peu connue des milieux littéraires new-yorkais. C’est grâce aux traductions de Thierry Gillybœuf, éditées chez José Corti en 2004, que le lecteur français put aborder son œuvre. Le 26 juin 2010 à Aldeburgh, Pierre Boulez et l’Ensemble Intercontemporain donnaient la première de What are years, un cycle de cinq poèmes de Moore mis en musique par Elliott Carter pour ses propres cent ans (2008). Nous entendons le soprano Sarah Joanne Davis dans cette pièce sérielle qui joue l’instrumentarium dans un semi-figuralisme au demi-sourire. L’interprétation des musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France est incisive, sous le geste fort lisible de Joshua Dos Santos.

Ouverte par Cold (2011) de Michael Gordon, la soirée est conclue par Fábulas sobre fábrica de fábulas (2006) de Luis Fernando Rizo-Salom.

BB