Chroniques

par michèle tosi

création d’Il pomeriggio di un alarme al parcheggio de Sciarrino*
Matteo Cesari, Rémy Reber, Natalia Makovkaïa, ensemble soundinitiative

œuvres de Jérôme Combier, Helmut Lachenmann et Marco Stroppa
ManiFeste / Centre Pompidou, Paris
- 30 juin 2016
Matteo Cesari crée Il pomeriggio di un alarme al parcheggio de Sciarrino à Paris
© dr

Au plus près du courant de l'art pauvre qui, dès 1960, se fait jour dans les arts plastiques, et plus spécialement en Italie (arte povera) avec Piero Manzoni, Giuseppe Penone et Mario Merz, Salvatore Sciarrino est l'une des têtes d'affiche de ManiFeste. Trois pièces pour flûte seule du Palermitain figurent au programme de cette soirée de musique de chambre, aux côtés d'œuvres de Jérôme Combier et d’Helmut Lachenmann dont l'écriture participe de cette esthétique du renoncement.

Si la courte Traiettoria (1982/88) de Marco Stroppa, pour piano et électronique, qui ouvre le concert sous les doigts de Gwenaëlle Rouger, relève davantage d'une conception high-tech, elle est, comme chaque œuvre du compositeur italien, une expérience d'écoute toujours fascinante et un pas vers l'inouï [lire notre entretien du 12 janvier 2005]. Les sons générés par l'ordinateur semblent sortir du piano – un haut-parleur est placé sous l'instrument et interfère avec la table d'harmonie et les cordes – avant d'être diffusés dans l'espace, créant l'illusion d'un orchestre enveloppant le soliste et se fondant à lui. « La projection du son doit être assurée par un musicien, précise Stroppa, dont l'importance est égale à celle du pianiste » (Robin Meier, réalisation informatique Ircam).

En relation directe avec le souffle, celui de la nature comme du corps humain, la flûte est l'instrument emblématique de l'esthétique de Sciarrino. Matteo Cesari [photo], qui vient d'enregistrer les volumes I et II de l'intégrale pour flûte de Sciarrino (Vanitas), gagne une seconde fois la scène du festival [lire notre chronique du 8 juin 2016], avec des pièces de trois époques différentes. Il pomeriggio di un allarme al parcheggio (L'après-midi d'une alarme au parking) est une page récente dont a lieu ce soir la création française de la version pour flûte en ut. « Aujourd'hui, il faut se rapprocher de la nature » préconise l’auteur dont la musique, aux textures fragiles et palpitantes, donne à entendre un paysage sonore stylisé (battements d'ailes, chants d'oiseaux, souffles légers...) au sein duquel un signal d'alarme vient briser « la respiration du vent ». Avec une énergie et une volubilité saisissantes, le flûtiste invite à cette écoute fortement émotionnelle recherchée par le compositeur. Autre lieu, autre émotion avec Addio case del vento (Adieu maison du vent, 1993) et son Urlaut (souffle originel) chuchotant au passage quelque citation mahlérienne du Lied von der Erde. Pour Venere che le Grazie la fioriscono (Vénus que fleurissent les Grâces, 1985), notre soliste se met en position latérale pour une meilleure projection sonore. L'œuvre repose essentiellement sur l'énergie du souffle et la pulsation qui l'entretient. La performance physique du flûtiste confine à la transe : « le son qui étreint le Rien se fait principe d'un accent nouveau, dépersonnalisé, incantatoire » souligne Sciarrino.

De même, la musique de Jérôme Combier « respire l'ombre » au plus près des êtres et des choses [lire nos chroniques des 10 juillet et 23 février 2014, du 19 septembre 2010 et du 29 mars 2007]. Dans Gone pour trio à cordes, clarinette, piano et électronique (2010) [lire notre chronique du 5 avril 2012], le piano est préparé – pâte à fixe étouffant les résonances – et l'électronique est là, pour « masquer, ou en quelques sortes détruire ce qui est lisible dans le travail instrumental ». Gone est un théâtre de l'intime, à fleur de sensibilité, où la matière aux allures souvent ployantes est en constante métamorphose, effaçant progressivement les repères spatio-temporels. L'immersion dans cet univers intranquille et raffiné est finement menée par des musiciens – ceux de soundinitiative – d'une concentration exemplaire.

Dans Salut für Caudwell (1977), « musique pour deux guitaristes » d'Helmut Lachenmann, le son – merveilleux Rémy Reber et Natalia Makovskaïa – est étouffé : une manière d'empêchement qu'aime susciter le compositeur pour détourner le jeu instrumental et le réinventer. Simplifié, le geste du bras gauche se limite à la position barrée, obtenue avec la main, l'avant-bras ou le bottleneck. Sur cette trame rythmique et percussive, libérant parfois un crépitement de sons scintillants, émerge la voix des guitaristes lisant des extraits d'Illusion and reality de Christopher Caudwell, marxiste tombé en Espagne aux côtés des combattants antifascistes, en 1937. Débattant de la fonction de l'art, le texte est dit sur ce ton neutre et cette manière de hacher et désarticuler les mots que Lachenmann reprendra dans Zwei Gefühle (Musik mit Leonardo) en 1992. Quant au coloris espagnol que le compositeur tient à donner à sa pièce, il s'incarne dans la danse fantomatique des dernières minutes où les gestes de frottement avec le plat de la main prennent une dimension chorégraphique joignant la vision à l'ouïe.

MT

* création française de la version pour flûte en ut