Chroniques

par bertrand bolognesi

création d’Uqbar de Sebastian Rivas
deux concerts Cursus

Ircam, Paris
- 13 et 14 octobre 2006
le compositeur Sebastian Rivas livre Uqbar, une pièce inspirée par Borges
© dr

Comme chaque année, la nouvelle saison de l’Ircam s’ouvre avec la présentation des travaux de stagiaires, dix jeunes compositeurs abordant ici les technologies électroniques, encadrés par Emmanuel Jourdan, Jean Lochard et Mikhaïl Malt et suivis par Philippe Leroux. Octobre, c’est le moment de faire entendre dix pièces réalisées par les élèves dont le cursus s’achève, mais aussi, pour dix autres, de commencer le leur. Si dans un an nous pourrons encore assister à une sorte d’état des lieux de ce genre, la promotion 2006/07 ayant alors été suivie par Yan Maresz, la rentrée 2007 verra l’application d’une réforme du cursus, annoncée aujourd’hui par Cyril Béros, directeur de la pédagogie à l’Ircam.

La formation s’étendra sur deux ans et s’ouvrira à plus d’étudiants – environ quinze ou dix-sept, pour dix actuellement – qui approcheront les nouvelles technologies, les outils de l’Institut qui, comptant une salle de cours et un studio individuel supplémentaires, se multiplient favorablement. La première année devrait être utilisée à explorer et apprivoiser l’instrument électronique, tandis que la seconde confrontera chacun à la nécessité de penser le matériau. Seulement six projets artistiques seront retenus, invitant leurs auteurs à développer une relation plus étroite et peut-être suivie à plus long terme avec la maison. L’aspect technologique est obligatoire, bien sûr, et une dimension de recherche et de développement pourra également être envisagée, grâce à une immersion complète dans les activités de l’Ircam, ces six étudiants se trouvant en contact constant avec ses principaux groupes de travail, pour un accompagnement plus concentré encore, le suivi artistique étant alors assuré par plusieurs compositeurs associés, contre un seul dans l’ancienne formule. « Par ailleurs, l’équipe souhaite inscrire plus certainement le cursus dans la vie universitaire : d’une part, il s’agira de mettre en place des possibilités de projets interdisciplinaires, en partenariat avec d’autres écoles d’art – en faisant se rencontrer musiciens et vidéastes, ou musiciens et chorégraphes, par exemple – ; d’autre part, l’un des buts est de transformer le cursus en formation diplômante, ce qui n’est pas le cas actuellement, en l’associant de diverses manières avec les universités européennes », précise Cyril Béros. Enfin, ce programme allant au bout de sa logique, le concert cursus d’octobre 2007 sera le dernier du genre : menant à bien six véritables projets artistiques, la présentation des œuvres qui naîtront de leur aboutissement sera disséminée dans le courant de la saison de l’Ircam, voire dans la programmation d’Agora, son festival de printemps.

Dans l’immédiat, joués par les solistes de l’Ensemble Intercontemporain, ce sont les travaux de dix jeunes musiciens venus de divers horizons – Argentine, Chili, Corée, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon, Turquie – que, sur deux soirs, nous entendons. L’on en remarque particulièrement deux pièces où des personnalités musicales se dessinent sensiblement : Uqbar et Décombres. Cette dernière, conçue par Raphaël Cendo (né en 1975) – indéniablement un compositeur qui se connaît déjà – pour clarinette contrebasse (Alain Billard) et dispositif électronique, permet à l’auteur de poursuivre son exploration des sons saturés, à travers neuf minutes riches en évènements, d’une stimulante sauvagerie ludique et inventive dont la dévorante rage fera penser à Trash Tv Trance de Romitelli.

Empruntant son titre à une nouvelle de Jorge Luis Borges, Uqbar convoque un violoncelle et un dispositif électronique live. Sebastian Rivas (né en 1975) fut spontanément séduit à la lecture de ce texte dont l’un des thèmes questionne la possibilité pour une langue de désigner la réalité. Né en France de parents exilés de la dictature argentine, Sebastian Rivas [photo] a vécu dans deux pays en maîtrisant les codes et structures de pensée que leurs langues impliquent, ce qui chez lui provoque une certaine méfiance à l’égard des langues et de la signification, méfiance qui induit le risque permanent de faire de la musique un refuge séduisant où la perception primerait sur l’objet et sur l’idée. La conscience avec laquelle il jauge ces conséquences se mesure à un autre aspect de Tlön, Uqbar, Orbis tertius, soit la supériorité rendue obligatoire de l’idéalisme Berkeleyen sur la réalité objective perçue alors comme doctrine du matérialisme. Enfin, puisqu’il s’agit d’élucider un mystère, le récit de Borges possède un caractère policier avoué dont l’ironique dessein est de mettre en abîme une grande partie de la philosophie idéaliste qui prend origine au XXe siècle. On le sait, ce genre s’édifie par collecte, extrapolation, reconstitution, archéologie et déduction – l’on a souvent comparé quelques années de divan à la lecture très étirée d’un roman policier dont les protagonistes seraient le Ich et ses légendes –, l’énigme se solutionnant au moment précis où se superposent ce que l’imagination a décelé et ce que la manipulation des affects a fait dire à ce que l’observation a scientifiquement vérifié. C’est donc assez naturellement que le compositeur s’est attelé à créer une pièce où les écritures instrumentale et électronique ne soient jamais référentielles tout en étant idiomatiques.

« C'est une série de gestes et d'objets qui se veut une métaphore en soi d'une pièce pour violoncelle et électronique. Dans ce sens, j'ai beaucoup travaillé à rechercher des sons multiphoniques qui soient la résultante de l'entrée d'un instrument dans un régime acoustique ambigu, de nature évanescente et d'une certaine difficulté d'émission, nous confie Sebastian Rivas. Puis la forme à fini par s'inscrire de façon cohérente, sans plan prédéterminé, sinon une volonté d'éviter les relations de cause à effet. Cette recherche d’Uqbar s'inscrit dans une démarche expérimentale sur le geste instrumental, recherche que je mène depuis un certain temps ; j'ai délibérément basé l'écriture instrumentale sur une pensée gestuelle plutôt que sonore, me servant pour cela d'un capteur de mouvement inséré dans l'archet du violoncelle afin de contrôler une partie des traitements électroniques par le geste instrumental. Finalement, je dirais que c'est cette radicalité même qu'implique le travail avec le geste instrumental qui peut devenir idéaliste : je voulais voir jusqu'où il était possible d'aller sans pourtant rien sacrifier au musical ».

Cette première écoute d’Uqbar intrigue, précisément comme les questions incessantes dont usent les narrations policières, les essais d’histoire politique ou les grandes synthèses mythologiques. Le dessin général de l’œuvre maintient l’écoute dans une constante tension, grâce à un travail de texture raffiné (entre autre). Après des premiers sons plutôt lents, la grande vélocité des traits instrumentaux (acoustiques) finit par rejoindre cette sorte de miroitement parasitaire qui, non sans humour, ouvrait la pièce (type ronflement sourd, friture, mauvais contact, etc.) : on y percevra quelque chose d’un soliste imitant le continuo électronique qui le soutient, ce continuo même s’extrapolant peu à peu multi-soliste.

Sur les questions de textures, Sebastian Rivas nous répond :

« mes dernières pièces sont toutes marquées par une évolution de la forme à partir de la texture. Dans le cas précis d'Uqbar, une écriture instrumentale riche en sons complexes issus du geste est à la base des traitements électroniques. J'ai beaucoup travaillé sur les possibilités de synthèse en temps réel, prenant vite le parti d'une écriture instrumentale complexe et peu référentielle afin d'obtenir des sonorités proches de l'électronique. J’ai donc laissé s'exprimer dans le rapport à l'électronique la causalité que j'ai voulu éviter dans la forme, afin de créer une relation cohérente entre instrument et synthèse. C'est en fait l'idée du miroir que l'on trouve beaucoup chez Borges, prise ici en tant que miroir déformant, dans la mesure où le son instrumental se voit filtré, amplifié, retardé ou démultiplié. Par la suite, tous ces processus de synthèse évoluant de façon parallèle se superposent, se suivent et se transforment progressivement en devenant trame et texture sur laquelle se construit le discours du violoncelle. Mais ce rapport commence rapidement à s'inverser, de sorte que c'est le son instrumental qui joue le rôle de texture et l'électronique qui prend le dessus, comme dans un jeu de vases communicants. C’est grâce au travail sur la texture qu'il m'a été possible de construire un univers où les frontières entre violoncelle et sons de synthèse aient tendance à s'effacer ».

— Et pourquoi avoir choisi le violoncelle ?

« il est à la base du projet en ce qui concerne ma recherche sur le geste instrumental et sa captation et sur les sons multiphoniques dans les instruments à cordes. Depuis que j'ai fait la connaissance de Pierre Strauch [ce soir créateur et dédicataire de l’œuvre, ndr], il y a quelques années, son talent, sa profonde humanité et son engagement pour la musique des nouveaux compositeurs m’ont touché ; j'ai immédiatement voulu composer une pièce pour lui. Aussi, dans ma pensée formelle y a-t-il l'image du rapport entre corps et urbanisation comme métaphore du rapport qu'entretiennent l'instinct et la structure, l'imprévu et le calculé, dans la composition musicale en particulier et dans tout développement spatio-temporel. C'est pour cela que mes dernières pièces empruntent souvent leur titre à des villes imaginaires. La nouvelle génération de compositeurs (à laquelle j'appartiens) tente d'accorder au corps, si souvent absent dans la pensée musicale des cinquante dernières années, un rôle de protagoniste dans la démarche compositionnelle même, que ce soit le corps du compositeur et son instinct musical dans un rapport charnel à l'écriture, ou que ce soit celui des interprètes à mettre en scène. Il s'agit, je le crois, de redonner une corporéité à une musique trop souvent sclérosée par son intellectualité positiviste. Par sa forme, le violoncelle est un instrument qui fait penser à un corps humain : poétiquement parlant, c'est tout naturellement que mon choix s'est porté sur lui ».

— Quelles implications Uqbar vous semble-t-il pouvoir induire dans la suite de vos écrits ?

« cette pièce est un pas important dans la recherche d'une écriture du geste ; à présent, une plus grande radicalité dans ce sens s'impose à mon écriture instrumentale. Parallèlement à ce travail, je commence à me pencher sur la danse ; cette expérience réalisée avec la captation du geste va donner lieu à une recherche sur le mouvement dansé. Très grands sont les moyens offerts par l’électronique pour mettre en relation des disciplines différentes. Cependant, lorsque le média prend le dessus, aussi grand est le risque de tomber dans les lieux communs et le gadget sophistiqué. Il faut toujours garder en tête les nécessités musicales et chorégraphiques, ne jamais concéder au nom de la technologie ou de l'expérimentation. Des choses intéressantes peuvent émerger lorsque l’utilisation de la technologie en tant qu’instrument d’interaction est clairement et précisément dirigée. Alors, l'expérimentation, l'interdisciplinarité, va toujours un peu plus loin, mais avec les oreilles bien ouvertes ».

S’agissant d’ouvrir grand ses oreilles, nous vous invitons à découvrir la musique de Sebastian Rivas à travers un Trio pour contrebasse, guitare et percussion (commande de l'ensemble Vortex) qui sera créé au Conservatoire de Genève le mardi 19 décembre, une pièce pour ensemble de saxophones que l’on donnera en mars 2007 (à Laval le vendredi 16, à Angers les 23 et 24), et un projet interdisciplinaire avec la vidéo que l’on pourra entendre et voir au festival Panorama (Lille, juin 2007) puis à l’Abbaye de Royaumont, à l’automne prochain.

BB