Chroniques

par michèle tosi

création de Clusterfuck de Remmy Canedo
Bartók, Bedrossian et Saunders par le Quatuor Tana

ManiFeste / Centre Pompidou, Paris
- 25 juin 2016
création mondiale de Clusterfuck de Remmy Canedo, compositeur chilien né en 1982
© ircam

Incontestablement, il a le vent en poupe !
Invité du festival ManiFeste, le Quatuor Tana attire un public d'aficionados, nombreux et curieux de l’entendre dans un concert aventureux, mettant à l'épreuve les instrumentistes autant que l'auditoire. En tant que quatuor constitué, cette formidable phalange a été la première à adopter le matériel Airturn qui fait désormais défiler la partition sur l'écran de l'Ipad d'une simple impulsion du pied. Les Tana possèdent aujourd'hui l'un des premiers quatuors augmentés, construit par les chercheurs de l'Ircam (Juan Arroyo et Lucas Balay) et qui porte désormais leur nom. Ainsi jouent-ils la première pièce du programme sur les TanaInstruments hybrides relevant du principe des SmartInstruments dont l'amplification ne requiert plus l'intermédiaire des haut-parleurs [lire nos chroniques du 15 janvier 2016 et du 6 décembre 2013].

Donné en création mondiale, Clusterfuck (Dégradation) ponctue le Cursus 2 du jeune Chilien Remmy Canedo, né en 1982 [photo], qui questionne ici le genre du quatuor et travaille à sa subversion. Avec les instruments augmentés et la mise à l'œuvre du temps réel (technique Ircam : Adrien Mamou-Mani), agissant sur la transformation (dégradation) et la spatialisation du son, Canedo entend « créer l'image virtuelle d'un ensemble de cordes ». De fait, un « monstre » d'une intensité prodigieuse et insolite est donné à entendre, où le quatuor à cordes hybride – les Tana à fond – est à la source du matériau traité en direct. Des silences éloquents, entre chaque déflagration, mesurent la profondeur de l'espace créé. Ambitieux et déroutant, le projet est bien mené et confondant ; il culmine dans une sorte de finale hymnique qui n'aurait pas déplu à Stockhausen.

Pour la pièce de Rebecca Saunders, Fletch, les interprètes ont repris leurs médiums acoustiques, l’ut grave du violoncelle étant baissé d'une octave, scordatura de l'excès comme aime en pratiquer la compositrice [lire notre chronique du 16 juin 2016]. Fletch (un dérivé du mot flèche) est « une exploration furieuse et continue » d'un même geste sonique, éruptif et bruité, jusqu'à épuisement du processus. Chaque occurrence engendre ses variations – d'énergie, d'allure, de couleurs, etc. –, le violoncelle émettant parfois un râle inquiétant. C'est lui qui hante les dernières minutes de l'œuvre, conçues dans l'infra-saturation : musique tremblée et fragile hérissée de tressaillements infimes.

Tracés d'ombres (2005-2007), l'unique quatuor à cordes de Franck Bedrossian est un chef d'œuvre extrêmement concentré et tendu que les Tana viennent d'enregistrer (Paraty). Le compositeur y déploie une palette de sons inouïs au sein d'un matériau saturé qu'il articule avec la plus grande acuité. Le premier mouvement est impressionnant sous ces archets fulgurants, avant l'épisode central au temps plus étiré où la matière, filtrée et éminemment plastique, offre une perception autre. Joué con fuoco, le troisième volet projette une matière hérissée et incandescente qui s'achève sur un épisode polyrythmique sauvagement pulsé. La violoncelliste y casse une première corde...

Étrangement, on avait demandé aux interprètes d'enchaîner ces cinq pages, alors qu'un entracte eût été nécessaire, pour eux comme pour l'auditoire, avant le Quatuor en ut majeur n°4 Sz.91 de Bartók. Les Tana se lancent donc dans cet opus d'envergure sans même une sortie de scène ! En cinq parties, la pièce s'équilibre autour du mouvement lent central, sublime chant nocturne où chaque instrument inscrit sa partie sur le timbre frémissant des trois autres. Dans le premier mouvement, monolithique et d'une rigueur implacable, Antoine Maisonhaute casse une seconde corde... changée en un temps record. Mais rien n'altère l'énergie de nos interprètes, éblouissants dans le Prestissimo con sordino (deuxième mouvement) et l'étonnant Allegretto pizzicato où, avant Ligeti, Bartók transforme le quatuor en un méta-instrument de percussions. Une intégrale des six quatuors du Hongrois sous l'archet des Tana, voilà ce qu'on attend avec impatience !

MT