Chroniques

par bertrand bolognesi

création de Philippe Leroux par Marco Guidarini
Pour que les êtres ne soient pas considérés comme des marchandises

Manca / Opéra de Nice
- 5 novembre 2004
Philippe Leroux photographié et interviewé par le musicologue Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi

La seconde soirée du festival Manca s'illustre par un concert de l'Orchestre Philharmonique de Nice. Cette formation de répertoire et de fosse est dirigé depuis bientôt trois ans par Marco Guidarini, chef dynamique qui entend bien en actualiser l'activité, puisqu'il fait partie des gens pour qui « la musique ne s'est pas arrêtée juste après Pelléasou peu avant Wozzeck », nous dit-il. Avec certains de ses instrumentistes, il forme l'ensemble Apostrophe dont la mission est de jouer la musique d'aujourd'hui. Apostrophe se produit tout au long de la la saison en concerts et ateliers, tout en demeurant partie intégrante de sa source. Ainsi offre-t-il aux musiciens soucieux d'interpréter les compositeurs actuels de pouvoir le faire, et aux autres de les découvrir, d'intégrer l'ensemble occasionnellement pour se frotter à d'autres manières de jouer, à des partitions moins habituelles qui nécessitent parfois une remise en question de ce qui est considéré comme acquis. Jeudi prochain, Apostrophe et son chef créeront Le mirage de Lamu de Shuya Xu, encadré par la Piccola musica notturna de Luigi Dallapiccola et Pierrot Lunaire.

Dans ce concert interviennent également les voix de Musicatreize, la technique CIRM conduite par Nicolas Déflache, et Lorraine Vaillancourt qui dirige habituellement le Nouvel Ensemble Moderne (Montréal). Aujourd'hui, c'est une première à plus d'un titre : parce qu'elle dirige l'Orchestre Philharmonique de Nice pour la première fois, parce qu'elle y joue une création mondiale et parce que c'est la première fois qu'elle vient à Manca. Alors que son ensemble se produira dans la prochaine quinzaine au Forum de Montréal dans rien moins que sept créations, elle a accepté la proposition de François Paris à cause de la richesse du programme : Trans de Stockhausen qu'elle qualifie de « monument incontesté de la musique de ces trente dernières années », la présence de Leroux dont elle aime beaucoup la musique, et l'occasion de plonger une nouvelle fois dans l'univers de Romitelli dont elle a dirigé Lost (sur un texte de Jim Morrison, pour voix, guitare électrique et ensemble) à Royaumont il y a sept ans.

Pour commencer, nous entendons Audiodrome de Fausto Romitelli [lire notre critique du CD Professor Bad Trip] en création française, une œuvre pour grand orchestre écrite en 2002 et créée à Berlin au printemps de l'année dernière par Peter Rundel à la tête du Rundfunk Sinfonieorchester. Dès l'abord, l'énergie et la densité d'une partition qui convoque près de soixante-dix musiciens happent l'écoute. Utilisant une citation de l’Alpensinfonie de Strauss facilement perceptible dans l'introduction, puis subtilement disloquée et brouillée par la suite pour réapparaître et se suspendre brutalement à la toute fin, ce vaste développement accumulé (un même discours fragmenté superposé en couches, de nombreux gestes répétitifs, un gigantesque accelerando, etc.) est extrêmement épais et d'une facture toujours complexe. Profuse jusqu'au spectaculaire éclatement, la pièce s'achève par des attaques saturées de la guitare électrique (Andrea Menafra), dans une nudité déroutante et peut-être désespérée.

Aux impressions de cette première écoute, Lorraine Vaillancourt ajoute :
« C'est merveilleusement bien orchestré. Beaucoup de tendresse se glisse dans les interstices, si l'on sait bien fouiller à travers. On reçoit la musique d'une façon presque violente ; je dirais puissante, indéniablement. Ceux qui connaissent la musique de Fausto s'y retrouveront ».

Douze voix rejoignent l'orchestre pour la première audition de Pour que les êtres ne soient pas considérés comme des marchandises de Philippe Leroux [photo]. ]. Le compositeur présente ainsi son travail : « dans une période d'industrialisation à tout va de la musique, dans laquelle tout le monde devrait entendre de façon similaire, sentir pareil, où l'on subit une terrible uniformisation des émotions esthétiques, il est important que la notion de marchandise soit repoussée par ceux qui font la musique. Par exemple : vous paraît-il normal qu'un éditeur soit propriétaire de la musique ou de ce qu'il publie ? Ma démarche procède du coup de gueule, gentil mais présent. Je ne sais pas ce que deviendra la pièce ensuite, mais je sais qu'à chaque fois qu'elle sera programmée quelque part, rien qu'avec ce titre, les gens se poseront immanquablement des questions – les bonnes questions, j'espère ! C'est un message discret, mais dont j'espère mesurer l'impact sur le long terme. Au départ, j'ai pensé un premier titre, Pour que les êtres vivants ne soient pas considérés comme des marchandises, car la question va bien au-delà des hommes, bien sûr, elle implique les animaux, la terre, l'atmosphère, le cosmos, et, si tant est qu'une œuvre puisse être considérée comme un être, le devenir des œuvres elles aussi ».

L'œuvre est écrite pour douze voix solistes, un grand orchestre par trois et un dispositif électronique qui intervient en temps réel exclusivement sur les voix, opérant par procédés relativement simples – assistant musical : Frédéric Voisin. Philippe Leroux a lui-même construit le texte à partir de fragments de discours politiques amérindiens (de chefs blackfeet, navajo, sioux, nez-percés, chippewas, utes, etc.) qui furent prononcés lorsque les indiens se sont fait voler leur terre. « En dehors de la tragédie que l'on sait, d'une horreur historique effroyable, ces discours s'avèrent d'une actualité absolue, car ils nous parlent du rapport au cosmos et au temps. La terre n'est pas à vendre, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que cela pourrait bien vouloir dire que d'acheter la terre, les êtres, ce que fait la terre, ce que font les gens ?... Ces questions sont celles d'aujourd'hui, de manière troublante ».

La pièce commence sur des textes politiques et se dirige peu à peu vers des chants de guérison, utilisés ici non pour leur vertu curative mais dans un usage purement poétique. « Je ne me serais pas permis de citer un texte complet, car on ne peut toucher de façon légère des mots qui ont une fonction si précise dans la vie tant physique que spirituelle. On part donc de choses assez dures, polémiques, parfois violentes, et l'on avance vers la notion d'harmonie, de beauté. Tout le troisième mouvement peut être considéré comme un commentaire sur la beauté. Du texte, on comprendra quelques mots, quelques citations poétiques distinctes, sans continuité. L'œuvre est en trois mouvements, tout en étant curieusement une sorte d'hémiole formelle – une superposition d'un trois sur un deux ; on a vraiment trois mouvements, mais en même temps le climax et le retournement de l'agressivité vers le spirituel et l'harmonieux sont au centre du deuxième. On pourrait considérer que la musique est en trois parties tandis que l'aspect littéraire serait en deux. Cela génère le rythme de base de la pièce – trois sur deux. Par ailleurs, je suis parti d'éléments d'une pièce plus ancienne, uniquement électronique, presque schaefferienne, sur supports sans instruments. Il y a là une idée d'orchestration de sons bruts. Assez souvent je reviens sur une pièce ancienne, j’essaie d'en comprendre les mécanismes, les inspirations et aspirations tout en générant une nouvelle œuvre. On confronte alors des mondes très différents. Cette manière de faire, de revenir sur son propre travail, est toujours stimulante et enrichissante ».

Les préoccupations évoquées se retrouvent dans le matériau compositionnel, par l'usage de fragments, de phrases, comme « où sont nos enfants qui ont fui dans les montagnes sans nourriture, sans couvertures ? » et, plus tard, « peut-être sont-ils morts », par exemple. On rencontre quelques figuralismes, des éléments rythmiques qui pourraient provenir de musiques traditionnelles indiennes, etc. « La fin du premier mouvement est donnée par un même harmonique prolongé, un son glacé qui figure une disparition, un manque ou tout aussi bien un recueillement. Le mouvement II commence par les voix dans une sorte de chut, comme si, après l'évocation de cette mort probable, le silence devait s'installer ». Il y a une relation très forte entre les contenus textuels et sonores : la construction du texte est l'un des matériaux de l'œuvre dans sa totalité.

« C'est assez différent de mes autres œuvres, avec des choses précises au départ et d'autres qui sont venues au fil de la composition. J'avais besoin d'une certaine liberté. On ne peut pas toujours travailler sur quelque chose de formalisé. La spontanéité est irremplaçable. Cela dit, je crois qu'une bonne formalisation prémédite les éléments d'une possible spontanéité, voire savent la provoquer. Si écrire de la musique finit par ne consister qu'à remplir des cases, c'est fort ennuyeux, tant pour le musicien qui compose que pour les oreilles qui l'écoutent. Cette notion de liberté a toujours déterminé mon attitude. »

Les interprètes mènent l’auditoire dans un univers feutré, avec beaucoup de couleurs, de recherche de timbres, de textures raffinées. Dans cette musique du détail, on découvre un monde qui ne ressemble pas à celui de l'orchestre. De même les effets de souffles, de respiration des vents et des chanteurs, sont-ils précieux. Musicatreize participe de toute cette richesse. Regrettons toutefois l'imprécision d'un orchestre encore trop approximatif pour honorer la minutie d'une telle facture.

Pour finir, Lorraine Vaillancourt dirige Trans écrit pour grand orchestre et électronique par Karlheinz Stockhausen en 1971. Il s'agit de la transcription d'un rêve. L'auteur entend rendre compte par sa musique des images vues, des personnages rencontrés, etc. En avant-plan, les cordes jouent quasiment tout le temps, forment un grand son filé, rythmé par un métier à tisser qui claque violemment à des moments précis, déclenchant les changements d'archet et d'accords d’un immense cluster, d’une grappe de sons serrée, allant de l'aigu jusqu'à tous les graves, soutenue par un orgue. Le reste de l'orchestre et les chanteurs sont placés derrière un rideau, invisible, de même que le chef. Au début, on ne comprend pas très bien ce qui se passe – y a-t-il une bande, qui fait quoi, etc. –, puis le cluster s'éclaircit, l'harmonie se fait moins dense, le propos se rapproche et la musique se laisse percevoir. Pour finir, à l’inverse (du grave jusqu'à l'aigu) les cordes cessent de jouer.

« Je crois qu'il faut être fou pour aimer Trans. On reçoit une partition qui est un énorme machin où il faut lire un certain nombre de pages de descriptions préalables d'intentions et de rendus souhaités. Après seulement, on entre dans la musique. On met un certain temps à comprendre, même si l'on connaît un peu l'histoire. Ce n'est pas une œuvre facile, les tempi sont extrêmement rapides ; ce métier qui tombe comme une guillotine, qui ne pardonne rien, encore faut-il arriver à le suivre. C'est long et tendu. Stockhausen est très précis dans cette partition – sur la couleur, l'atmosphère, l'éclairage, l'imaginaire même. L'élément visuel est important, c'est ce qu'on retient le plus dans la salle. En fait, je n'ai jamais vu Trans : j'aimerais bien être avec vous, de l'autre côté… »

BB