Chroniques

par bertrand bolognesi

création de Rumorarium de Pierre-Yves Macé
Clangs de Clara Iannotta, Concertini d'Helmut Lachenmann

Matthias Pintscher dirige l’Ensemble Intercontemporain
Festival d’automne à Paris / Cité de la musique
- 26 octobre 2018
Matthias Pintscher et l'EIC jouent Iannotta, Lachenmann et Macé à Paris
© felix brode

Les confins du silence ne sont point si quiets qu’on l’aurait pu penser. De même l’extrême lenteur n’a-t-elle rien à voir avec l’immobilisme. En ces expériences extrêmes où le moindre geste revêt une activité quasi monumentale, Luigi Nono (1924-1990) est passé maître, y creusant sillon de sa paradoxale expressivité dont le vocabulaire, souvent conjugué par l’électronique, s’est renouvelé via un bruitisme relatif. À partir de l’exigeante fabrique du Vénitien se sont développés plusieurs courants musicaux relevant d’esthétiques plus ou moins comparables dont les éclaireurs, déjà anciens, ont été le Wurtembergeois Helmut Lachenmann (né en 1935) et le Sicilien Salvatore Sciarrino (né en 1947). De la fascination à l’apprentissage, de la contamination au compagnonnage, du bruissement intérieur à l’affranchissement, de la prise de position contrariante à l’affirmation du moi artistique, ces parcours se sont affirmés par différentiation jusqu’à se désaimanter du précurseur. Étant entendu qu’immanquablement les suiveurs les plus scrupuleux sont aussi les plus barbants, c’est aux personnalités assez fortes pour avoir construit une pensée propre, avec ses modes uniques de transmission, que l’on s’attache. Le temps passant, il peut arriver que l’adolescence d’un créateur dure plus ou moins. En matière d’art, nous la croyons salutaire en ce qu’elle nourrit une inventivité sans cesse en devenir plutôt que de répéter ad libitum des procédés se racornissant en habitudes, voire en tics, pire en toc*. Ce que les uns trouvent pour s’exprimer est utilisé à des fins nouvelles par les autres, faisant simple lexique ce qui était nécessité pour les premiers. Ainsi la génération qui s’ensuit dispose-t-elle d’un répertoire de gestes dépassionnés qu’elle est libre de confronter ou non à ses propres aspirations – voire qu’elle est libre ou non de les y confronter, les vieilles barbes n’étant pas forcément les moins jeunes.

Placer en conclusion de concert un grand opus de l’octogénaire Lachenmann invite le regard qui vient d’être dit sur nos contemporains. Ainsi de Gérard Pesson, par exemple, dont certains aspects du travail de Pierre-Yves Macé (les fantômes baroques) pourraient se comprendre comme la plus rustaude extension dégénérative, pontifiante donc dépourvue du moindre humour, qui plus est. Fermement agrippé au recyclage plutôt qu’humble jardinier de l’inspiration, Macé, après la décomplexification de tout matériau par Cage il y a de nombreuses décennies, épuise l’écoute dans la croisée des sources sonores et la traversée des genres. On ne disputera pas l’intérêt technique indéniable de son Rumorarium, donné en création mondiale par l’Ensemble Intercontemporain sous la direction de son chef, Matthias Pintscher [photo]. Passée la première impression, l’honnête homme reconnaîtra avoir rencontré là un monde en soi [lire notre chronique du 5 décembre 2016], mais la convocation pléthorique d’objets sonores est proportionnelle à la pauvreté d’imagination de l’œuvre. Le Festival d’automne à Paris accordant parole à plusieurs compositeurs, c’est sur l’ouverture de la soirée que l’on préfèrera communiquer, même si d’aucuns ne verront peut-être là qu’affaire de goût – aimer tout c’est aimer rien, dit-on.

De Clara Iannotta, nous entendions en début de mois paw-marks in wet cement dont perdure le souvenir [lire notre chronique du 8 octobre 2018]. Dédicacée au compositeur Alessandro Solbiati [lire nos chroniques d’Ach, so früh ? n°3, Nora et Interludi], Clangs n’est pas une page nouvelle : elle fut écrite en 2012, puis créée par Séverine Ballon et TM+ sous la battue de Laurent Cuniot, le 12 octobre de la même année, au CNSMD de Paris. À l’automne 2011, Iannotta est littéralement frappée par le carillon à dix-neuf cloches de la Freiburger Münster de Fribourg-en-Brisgau, l’un des plus grands ensembles campanaires d’Allemagne, dont l’équipement s’est enrichi du XIIIe siècle à nos jours (la plus jeune cloche a dix ans). Sous le choc, elle conçoit d’affilée trois pièces : Glockengießerei pour violoncelle et électronique (Fonderie de cloches), Clangs pour violoncelle et ensemble amplifié, enfin D’après pour ensemble. Sous l’archet d’Éric Maria Couturier comme dans le tutti, des attaques presque feulées s’effilochent, pour ainsi dire. L’amplification demeure discrète, bien que seule à autoriser la perception de plusieurs sons qui resteraient subalternes sans elle. Outre l’apport de couleurs insaisissables grâce à une accessoirie particulière (instruments inhabituels, comme des appeaux ou des verres d’eau, modes de jeu spécifiques, etc.), la réminiscence s’effectue d’abord d’éparse façon, puis, décuplée jusque dans les cordes, envahit peu à peu tout le matériau par sa ritournelle disloquée. Une sorte de balancement irrégulier invite à la méditation, dans un étonnement de soi-même infiniment sensible.

Le 25 août 2005, au Festival de Lucerne, Brad Lubman donnait naissance à Concertini d’Helmut Lachenmann, à la tête de l’Ensemble Moderne qui, d’année en année, a tissé une relation professionnelle privilégiée avec le compositeur au point de former une tradition interprétative inégalée. Nous retrouvons aujourd’hui le grand Germain qui, avec cette œuvre, faisait encore évoluer la notion de musique concrète instrumentale qu’il eut tant à cœur d’appliquer à sa facture à partir des années soixante [lire notre critique du DVD]. « Traitement concertant veut dire que l’on accompagne, que l’on déguise, que l’on recouvre, découvre, contrepointe ou déforme tout ce qui nous envahit et tout ce qui arrive en douce quand on se met à travailler… », précise le compositeur (brochure de salle, version française de Martin Kaltenecker). Vaste voyage acoustique, à la faveur d’une spatialisation naturelle – en sus d’une partie de l’EIC sise frontalement en scène, plusieurs groupes instrumentaux encerclent l’auditoire, ce qui pourrait rappeler, dans le dispositif mais non dans le procédé, le concerto grosso d’autrefois –, Concertini surprend par ses promptes attaques, des incises en fanfare, l’intrigante gracilité des timbres qui s’oppose à des salves vociférées (on pense à la délicate guitare et aux volées percussives sur cuivres et cloches, entre autres) et le recours à des masses symphoniques. « Au mieux, les titres d’une œuvre, guère autrement que les commentaires, induisent en erreur » (même source)… que dire, après cela ? Que l’on tient cet opus pour l’un des rares de son auteur à ne pas dédaigner une relative séduction.

BB

* trouble obsessionnel compulsif