Chroniques

par bertrand bolognesi

création française de Saccades de Philippe Manoury
Emmanuel Pahud, Orchestre Philharmonique de Radio France, Fabien Gabel

Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 30 octobre 2019
Le compositeur Philippe Manoury dont le Philhar' joue "Saccades"
© tomoko hidaki

Selon la formule initiée depuis la seconde saison, ce concert à la maison ronde débute par une pièce chambriste qui permet de faire mieux goûter encore le talent des musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Ainsi ce programme exclusivement français est-il ouvert par la Sonate en fa majeur pour flûte, alto et harpe, deuxième d’un triptyque conçu entre 1915 et 1917 – les deux autres épisodes sont la Sonate en ré mineur pour violoncelle et piano et la Sonate en sol mineur pour violon et piano – qui, dans l’esprit du compositeur (disparu trop tôt, en 1918) devait être, en fait, un cycle de six sonates à situer dans l’héritage des concerts baroques français à plusieurs instruments. De cette œuvre créée à Paris le 10 décembre 1916, nous savourons une interprétation d’une élégance déterminante. On goûte la rafraichissante fluidité de la flûte, sous les doigts de Magali Mosnier (première flûte solo du Philhar’), relayée par la tendre mélancolie, fort inspirée, de l’alto de Christophe Gaugué (alto solo), dans la Pastorale introductive (Lento, dolce rubato). Le très chantant Interlude (tempo du minuetto), nettement teinté d’une aura ancienne, bénéficie du legato remarquable de Nicolas Tulliez, harpe solo de la formation radiophonique. Indiqué Allegro moderato ma risoluto, le Finale conjugue drame et joie dans l’alternance de la raucité de l’alto, du bondissement harpistique et d’une flûte volubile à souhait, d’une relative intranquillité.

Le 8 juillet 2018, Emmanuel Pahud et le Gürzenich-Orchester Köln, placé sous la direction de François-Xavier Roth, donnèrent Saccades en première mondiale, à la Philharmonie de Cologne. Ce concerto pour flûte est la réponse de Philippe Manoury [photo] à une commande de la formation allemande, associant l’Orquestra Sinfônica do Estado de São Paulo, la Fondation de l’Opéra de Tokyo et Radio France. Après l’installation des musiciens du Philhar’, ce même soliste, première flûte solo des Berliner Philharmoniker depuis de longues années déjà, gagne le plateau de l’auditorium avec le chef Fabien Gabel. Il entame l’exécution par un solo mélismatique qui convoque généreusement le flatterzunge, sur une pédale de violons, très discrète. Après une péroraison virtuose, une nouvelle partie s’enchaîne, dédiée à l’orchestre, de plus en plus foisonnant, en grand effectif. En tout, cinq séquences se succèdent sans interruption, dans cet opus avec lequel Manoury questionne pour la huitième fois le genre concerto, toujours compris dans une forme nouvelle. « Je me suis surtout inspiré d’un passage de Lolita, le film de Stanley Kubrick, avance-t-il dans l’entretien réalisé par Christian Wasselin (brochure de salle), où l’on voit Peter Sellers se faire passer pour un policier et tenir un discours absurde afin d’occuper le terrain devant un James Mason de plus en plus décontenancé. Dans Saccades, le soliste passe du coq à l’âne, c’est-à-dire d’un motif à l’autre, pour garder le contrôle. En réalité, ce comportement est là depuis le départ, mais il devient de plus en plus débridé à mesure que se déroule la partition ».

Concentrée sur la seule flûte en ut, l’écriture solistique oublie Petit Aleph (1986) et se souvient activement de Jupiter (1987) et de La partition du Ciel et de l'Enfer (1987), sans toutefois recourir à l’électronique dont certains effets se trouvent évoqués. Si l’on entrevoit parfois le Boulez du Marteau sans maître dans une déambulation quasiment vocale et celui de Sur Incises pour la tonicité, des réminiscences de l’opéra 60e Parallèle (1996) sont perceptibles à plusieurs reprises. Un solo virevoltant achève Saccades, fruit d’une improvisation d’Emmanuel Palud à partir du matériau, phrasé avec une maestria impressionnante – une cadence « que je dois encore noter […], tout le monde ne peut pas improviser » (même source). Cette première française – en présence de l’auteur qui salue –, que l’on pourra réentendre pendant un mois sur le site de France Musique, semble avoir charmé un public enthousiaste et venu en nombre.

Après l’entracte, moment symphonique avec trois œuvres de la première décennie du XXe siècle, tournées vers l’Espagne. Reprenant en grand format orchestral l’Habanera qu’il avait écrite pour deux pianos entre 1895 et 1897, Maurice Ravel compose en 1907 sa Rapsodie espagnole en quatre mouvements qui virent le jour sous la battue d’Édouard Colonne à Paris, le 5 mars 1908. Après un Prélude à la nuit au rubato quelque peu languide, Malagueña est irréprochablement servi par des pupitres alertes et Fabien Gabel, fort soigneux de chaque détail. De même est-on tenté d’applaudir l’hautboïste Hélène Devilleneuve et Anne-Marie Gay au cor anglais dans l’Habanera dont les équilibres s’organisent dans une impédance chambriste délicatement dessinée. Souplesse, couleurs et nuances sont au rendez-vous de Feria, fièrement spectaculaire. En 1918, Ravel orchestre Alborada del gracioso écrit treize ans plus tôt pour le piano ; le Normand René-Emmanuel Baton (dit Rhené-Baton) en dirige la création à Paris, le 17 mai 1919. Malgré un souci de coordination des pizz’, d’ailleurs constaté dans la Rapsodie, l’on apprécie l’excellence du bassoniste Julien Hardy. Iberia de Debussy (1908, création sous la direction de Gabriel Pierné le 20 février 1910, à Paris) conclut la soirée, dans une approche qui, par son manque de subtilité, ne convainc guère.

BB