Chroniques

par gilles charlassier

création mondiale d’Heave de Sivan Eldar
les ensembles Exaudi et Meitar jouent Coluccino,

Cengiz Eren, Elkana, Fedele, Hurel, Lanza, Leroux et Pagliei
Festival de Royaumont / Abbaye
- 8 et 9 septembre 2018
Lorenzo Pagliei, jeune compositeur joué à l'Abbaye de Royaumont, en 2018
© dr

Après un récital instrumental et le concert de l'académie Voix Nouvelles, chacune des deux journées du week-end se referme sur un programme pour effectif plus vaste. Samedi, Pierre-André Valade dirige le versant instrument avec l'ensemble Meitar dans une soirée intitulée Vertiges.

Prélude à l'épais (2017) de Philippe Leroux, de même facture que le Postlude à l'épais créé un an plus tôt [lire notre chronique du 2 juillet 2016], introduit le parcours sur une immersion dans la texture sonore où le métal des cordes se mêle à des lignes de flûte fonctionnant comme une armature à la progression de la pièce. Les musiciens en restituent la dynamique, appuyée par la baguette. Avec Immagini da Escher (2005), Ivan Fedele développe une palette d'effets cinétiques qui ne renonce jamais au lyrisme, sinon au séquencement quasi narratif. Attaques, aplats et sensualité aux confins du silence nourrissent une partition riche qui n'échappe pas à une lecture peut-être plus didactique que nuancée. The skin of the onion (2002) de Mauro Lanza invite à un malaxage articulé par des motifs récurrents, voire entêtés, entre autres de savoureux glissandi mobiles s'enfonçant dans des râles déterminés après lesquels papillonnent des éclats de piano.

À la fausse immobilité de cette évolution d'une cellule multithématique, fait suite la création française de Tripp (2016) d'Amos Elkana part de syncopes au clavier sur lesquelles se tressent des linéaments virtuoses, avant que flûte et clarinette, en fluidité siamoise, ne s'aventurent à des modulations quasi tonales. Pulsé par des pizzicati, l'opus s'achève sur un scherzo qui confirme l’habile renouvellement des formes académiques. Commande de la Fondation Royaumont à Hakki Cengiz Eren, l'an dernier lauréat de l'institution (comme Lanza quelques années auparavant) [lire notre chronique du 10 septembre 2017], O kim balance entre caresse instrumentale et sourde violence. La page affirme une tension perceptible et bien distribuée au fil des interventions des divers pupitres. Quant à lui, Figures libres (2001) de Philippe Hurel peut être désormais considéré comme un classique des dernières décennies [lire notre chronique du 8 juillet 2006]. Il conclut le concert, avec une irrésistible volubilité mélodique, détaillée dans une vélocité non moins étourdissante, qui n'éprouve pas la nécessité de s'échapper de ses prémisses. L'insolence de la maîtrise des interprètes fait vraisemblablement un peu d'ombre au chatoiement de l'écriture.

Dimanche après-midi, sous les voûtes du Réfectoire des moines, les voix d'Exaudi mêlent celles de Monteverdi et Gesualdo à trois créations contemporaines, dont une mondiale et deux françaises. C'est cependant le Carré magique du jardin de l'abbaye, tapis de dispositifs électroacoustiques à même la végétation, qu'on aborde d'abord, pour une commande conjointe de Royaumont et de l'Ircam (avec le soutien du réseau Ulysses) à Sivan Eldar, la troisième résidente de l'édition 2017 de Voix Nouvelles, sélectionnée pour une nouvelle œuvre. Heave superpose les séquelles de la parole sur une arborescence évocatrice des sons de la nature, rampant à même le sol tel un rhizome façonné par l'informatique musicale. Épurée, la scénographie visuelle et auditive fait embarquer pour un voyage d'une poésie délicate, discrètement teintée de la mélancolie de l'absence, et démontre magistralement que l'émotion peut très bien faire l'économie de la poix sentimentale sans que la diététique se cloître dans l'intellectualité austère.

À l'intérieur, deux madrigaux de Monteverdi, O primavera, gioventu dell'anno et Sfogava con le stelle, affirment les qualités de l'ensemble Exaudi, ciselant les mots et leurs couleurs avec une pureté admirable qui sert la première hexagonale de Corpi celesti de Lorenzo Pagliei (photo) [lire notre chronique du 22 octobre 2008], confusion des modalités de l'infra-linguistique, râles, souffles et borborygmes, dans une attention aiguë à la quantité de silence dans l'émission vocale, que l'on retrouve dans Scomparsa (2007) d'Osvaldo Coluccino, après deux pages de Gesualdo, Se la mia morte brami et Deh, come invan sospiro, théâtre intime traversé d'âpretés que l'on entend différemment ici, hors du formol historique – ce qui vaut également pour le Rimanti in pace final de Monteverdi. Sous la direction de James Weeks, les cinq chanteurs d'Exaudi célèbrent le sens de la décantation expressive.

GC