Chroniques

par hervé könig

création mondiale de Cadenza n°1 de Bruno Mantovani
Péter Eötvös dirige l’Ensemble Intercontemporain

Cité de la musique, Paris
- 25 avril 2018
Péter Eötvös retrouve pour un soir l'EIC dont il le chef dès 1978
© dr

Trois œuvres font ce concert de l’Ensemble Intercontemporain, à l’occasion duquel on retrouve avec infiniment de plaisir la belle salle de la Cité de la musique, avec son acoustique des plus claires. Trois œuvres et trois compositeurs qui sont également des chefs d’orchestre et des patrons d’institution, à cette différence près que Pierre Boulez a inventé l’Ircam et l’EIC, que Péter Eötvös a créé une fondation qui porte son nom et accompagne activement les jeunes musiciens, mais que Bruno Mantovani, pour n’en être pas moins le directeur du CNSMD de Paris qui s’est aussi amusé à animer une émission radiophonique, n’est à l’origine d’aucune institution ni d’aucun programme. C’est par son nouvel opus que commence la soirée, un concerto pour percussion et ensemble intitulé Cadenza n°1, écrit spécialement à l’attention de la formation française, le commanditaire, et de Gilles Durot, l’un de ses brillants solistes.

Mantovani connaît parfaitement l’instrument, ou plutôt les instruments auxquels il demande aujourd’hui de transmettre sa pensée musicale, puisque leur pratique fit partie de son parcours d’étudiant. Il ouvre cette Cadenza n°1 (on peut donc penser qu’il y en aura d’autres, peut-être, à l’instar de Luciano Berio avec les Sequenze) par un roulis sourd où s’élève de rapides décharges agressives. Un dessin de cuivres urbains, entre jazz psychédélique et chutes de klaxons dans la vitesse, balise un espace plus large. Le violon nerveux, plaintif, un peu chinois, même, par moments, contredit la régularité presque militaire de la partie soliste. Passé un crescendo puissant, la mitraille reprend, pour s’éteindre. Une deuxième partie développe le type d’appels suspendus des cuivres, ici traduits dans les claviers par une écriture ingénieuse. La danse de Gilles Durot, au centre et à l’avant d’un dispositif instrumental qui l’enveloppe d’une aura de type réverbération, se concentre toujours plus, au point de former des boucles à la saveur new age. Un effet de déconstruction est obtenu par l’ajout de micro-intervalles dans le paysage. Une fuite dans l’aigu est ponctuée par des métaux acides et puissants. La virtuosité habile de ces vingt minutes est avérée.

Après cette pièce de 2018, remontée dans le temps avec Steine que Péter Eötvös, qui dirige lui-même le concert, dédiait en 1985 à Pierre Boulez pour son soixantième anniversaire. Il faut rappeler qu’en 1978 le musicien français avait confié à son cadet hongrois l’EIC, fondé un an auparavant. Le jeu sur la désignation des interventions par la frappe de pierres l’une contre l’autre articule une œuvre fascinante, héritière des expériences de Stockhausen à Cologne, dont la portée semble mener plus loin que la « musique composée » [lire nos chroniques du 22 mars 2009 et du 22 novembre 2014]. Plus encore, c’est la très vive interprétation de Dérive 2 du doyen de la soirée qui nous captive. En 1988, Boulez offre une œuvre à Elliott Carter pour ses quatre-vingts ans. Créé en 1990 par l’EIC à Milan, Dérive 2, qui reconsidère une partie du matériau de Dérive 1 (1984) conçu lui-même dans l’appareil de recherches qui conduisit à Répons (1984), connut plusieurs révisions. Une seconde mouture est jouée au Festival de Lucerne en 2002, une troisième en 2006 au Festival d’Aix-en-Provence. Elle est aujourd’hui tenue pour la version définitive, bien que l’auteur ait envisagé une extension nouvelle, Dérive 3 qui ne vit jamais le jour. L’écriture proliférante de Boulez – une idée surgissant d’un détail en formant des digressions inventives qui convergent finalement vers l’essence du détail initial, comme après un chemin d’expérience – est servie ce soir par une précision extraordinaire. La maîtrise de chaque soliste est réellement admirable. Péter Eötvös donne à cette grande page d’environ trois quarts d’heure une couleur moins flatteuse que dynamique. Ce n’est pas le contraste qui est visé, mais une sorte de qui-vive sans spectacle, d’une efficacité parfaite. Une nouvelle fois, l’Ensemble Intercontemporain prouve son grand niveau, avec cet hommage palpitant à son créateur, disparu en janvier 2016.

HK