Chroniques

par laurent bergnach

Curlew River – Das Lied von der Erde
spectacle de Yoshi Oïda

Opéra de Rouen
- 10 avril 2005
Curlew River et Das Lied von der Erde, mis en scène par Yoshi Oïda
© heka

Créé le 13 juin 1964 au Festival d'Aldeburgh, monté pour celui d'Aix-en-Provence en 1998, Curlew River (La Rivière aux courlis) plante aujourd'hui ses tréteaux à Rouen. Comme souvent chez Britten, voici un personnage marginal – une femme devenue folle de douleur, en quête de son enfant disparu – face à une communauté moqueuse ou empathique – ici le chœur des Frères, jouant les voyageurs embarqués. L'originalité de l'œuvre réside plutôt dans la forme adoptée par le compositeur, impressionné par la lenteur et le dépouillement d'une pièce de nô du XVe siècle, lors d'un voyage au Japon en 1956. Conservant le chœur exclusivement masculin qui nous conte une histoire toute simple, le librettiste William Plomer en déplace l'action aux premiers temps du Moyen Age anglais. Seule la fin est changée : l'esprit du fils défunt – Kaoli Isshiki – vient consoler la mère qui, par une Grâce Divine, guérit de sa folie. Cette synthèse du théâtre nô et du Mystère médiéval est sensible dès les premiers accords, avec l'orgue qui succède à la frappe caractéristique du tambour de Philippe Barjard ; elle inaugure un nouveau type d'opéra que Britten explorera encore par la suite : la parabole d'église.

Lui-même entre deux mondes (comédien au Japon, metteur en scène en Europe), Yoshi Oïda connaît la portée symbolique de la rivière, lieu de passage entre la vie et la mort. Avec le bois, la pierre, le feu, le vent (ou, plus tard, la fumée), l'eau est continuellement présente sur scène, apportant sa musique et ses reflets propices à la méditation. « Je pense qu'avec une œuvre comme Curlew River, dit-il, on peut essayer de redonner au théâtre le sens d'un espace sacré ». Il est aidé en cela par une belle distribution : Stephen Gadd a l'ampleur vocale et le charisme qui conviennent au Passeur ; le baryton Jonathan May, Voyageur à la présence discrète malgré un vibrato envahissant, possède un timbre plus agréable que le précédent ; enfin, Michael Bennett retrouve le rôle de la Femme Folle, déjà chanté à Aix. Des aigus ronds et un beau legato collent idéalement à ces longues phrases plaintives, soutenues par une flûte et des cordes gémissantes.

Dans ses Notes de l'oreiller, Sei-Shonagon donne un exemple de Choses gênantes : « une personne, les larmes aux yeux, vous raconte une histoire triste, et vous ne vous sentez aucune envie de pleurer ». C'est cette situation que l'on vit après l'entracte, avec Le chant de la Terre. Cette symphonie de Lieder, écrite par Mahler à partir de poèmes chinois du VIe siècle, est de ses œuvres évocatrices de douleur la plus personnelle. Pour cette cérémonie funéraire mise en scène autour de la mort d'un nouvel enfant, l'ordre des poèmes a été bouleversé et l'orchestration utilisée est celle réalisée par Arnold Schönberg pour treize musiciens : cela explique tout d'abord la gêne ressentie. L'ennui s'installe ensuite, avec la prestation de Ning Liang (la mère), soprano au jeu très expressif, aux aigus clairs, mais pas toujours très stable, et aux notes souvent engorgées sur le reste de la tessiture. Vient s'ajouter la direction peu convaincante de David Sten, à la tête de l'Orchestre de l'Opéra de Rouen ; si une certaine langueur était bienvenue en première partie de soirée, l'alliance de sécheresse avec un manque de dynamisme est ici préjudiciable. Pour se consoler, il reste la vaillance et la couleur du ténor Michael Hayes (le père, qui noie son deuil dans l'alcool), de beaux ciels changeants à la Zao Wou-Ki et le bruit des socques sur les graviers.

LB