Chroniques

par bertrand bolognesi

Daniele Gatti dirige l’Orchestre national de France
Symphonie n°10, apothéose du cycle Mahler

Théâtre du Châtelet, Paris
- 1er décembre 2011
Gustav Mahler par Auguste Rodin
© dr | rodin, mozart (portrait de gustav mahler)

Un peu plus de deux ans après un Klagende Lied de toute beauté qui l’inaugurait alors [lire notre chronique du 29 octobre 2009], le vaste cycle présenté par Daniele Gatti à la tête de son Orchestre national de France, autrement dit Tout Mahler, s’éteint avec une Dixième dont la géniale illégitimité sonne plus vrai que nature. Sur l’inachèvement de l’œuvre, on trouvera plus de détail dans l’article qui commentait son exécution par Eliahu Inbal, en début d’année [lire notre chronique du 29 janvier 2011], sans qu’il soit nécessaire d’y revenir. Au fil de cette intégrale, le chef italien apprivoisait l’acoustique capricieuse du Châtelet, jusqu’à prouver ce printemps qu’il n’était pas impossible d’en faire « quelque chose », quand bien même avec l’improbable Huitième [lire notre chronique du 10 juin 2011]. Au regard de souvenirs prégnants, on le savait mahlérien de toujours ; encore fallait-il qu’il s’imposât comme tel aux musiciens de l’ONF, ce dont ils ne doutent plus désormais, comme le prouve cette soirée.

Et l’Adagio de s’ouvrir dans un phrasé incomparablement ténu, d’un souffle exsangue et lasse, voire dubitatif, qui annoncerait un « le ferai-je ou non ? » laborieux. Oui, toute la fatigue et, dans le même temps, toute l’énergie désespérée du compositeur astreignent l’énoncé des premières mesures. Le grand tutti de cordes force le ton, d’emblée bouleversant, sans pathos, comme l’on tente une dernière fois, puis encore une dernière et encore une, toujours, de dompter l’abattement. Une fausse valse, dont le troisième temps suspend son asthme pour tâcher de continuer, s’amorce dans un précieux entrelacs à la sonorité pâle, malade, même, que Gatti peu à peu dénature par transfusion jusqu’à la faire vibrer d’épaisseur, sinon de fièvre, peut-être, jusqu’au cri, presque jusqu’au bris. Puis ses bois discrètement se colorent, sur une accentuation chargée d’humeur, ciselant dans la masse des traits solistiques charnus, présents, signifiants. L’excellence de Sarah Nemtanu atteint une grâce sans manière, irréfragable. Maestro Gatti ne laisse rien sur le bas-côté, loin s’en faut, laissant entendre au plus fff des détails qui surprennent (harpe inattendue dans le hurlement général). Les accords violents, brutaux, qui s’ensuivent supplicient l’écoute dans leur plomb. Et l’Adagio, alors, de rejoindre son premier geste, épuisé, cette fois, dans une extinction qui recoupe certains derniers mouvements. Partant que Mahler connut souvent des remords quant à l’ordre dans lequel structurer ses édifices, on pourrait imaginer qu’un mai 1911 plus clément l’aurait peut-être décidé à clore sa Dixième par ce que pour toujours l’on considérera comme un commencement. Mais aussi, rendu là, commencement ou fin : du même au pareil, qui sait…

S’élève alors, a contrario d’un sensible au-delà de cordes incisives en diable, la confuse fanfare du premier Scherzo qui gagne un relief plus mafflu. Daniele Gatti favorise la vigueur, laissant volontairement l’élégance à des conceptions moins urgentes. Nauséeux, le Purgatorio surgit d’une imblocation secrète, et s’affirme vite dans une tonicité des plus délirantes, pourtant sabrée en plein vol par un second Scherzo qu’érige un formidable élan où se tressent des îlots chambristes d’une singularité folle (tendresse fragile du duo d’altos), noyure indispensable à l’articulation de la pensée musicale.

Né des coups bruts, mates, de timbales, le Finale est bien un final, aucun doute. Que disions-nous tantôt de l’Adagio ? n’excluons pas que Mahler « finisse » deux fois sa dernière symphonie… Celui-ci procède manifestement de ces Abschied communs à plusieurs de ses opus, dont la tension étire l’émotion jusqu’à l’impossible – « Ewig… ». Cette lumière-là, legs subtil de la mélodie de flûte, se fige sur une longue pédale de cordes, en hésitation, façonnant une parenté avec Dvořák. Encore faut-il résister, n’abandonner point si tôt le lyrisme à travers des échanges vifs, réalisés avec infiniment d’esprit et de soin. Le fougueux scherzando s’englue dans les tragiques amalgames à constituer plus avant le climax du premier mouvement – eh oui, commencement ou fin. Les timbres se gèlent dans des demi-teintes un rien langoureuses, agonisant dans des décolorations inouïes,magnifiées par l’ultime élan des cordes, douloureux : définitif.

BB

Les musiciens de l’Orchestre national de France et Daniele Gatti rejoueront cette Dixième le 11 décembre à Ljubljana et à Turin le lendemain. Quant à vous, si vous n’y étiez pas, n’oubliez pas d’écouter la retransmission de ce concert, le 13 (France Musique, 20h).