Chroniques

par bertrand bolognesi

Das Floß der Medusa | Le radeau de la Méduse
oratorio d’Hans Werner Henze

De Nationale Opera, Amsterdam
- 13 mars 2018
Romeo Castellucci met en scène Das Floß der Medusa d'Henze à Amsterdam
© monika rittershaus | dno

Ce soir, la troisième édition d’Opera Forward Festival est exceptionnellement ouverte par un oratorio, Das Floß der Medusa, livré à Hambourg en décembre 1968 par Hans Werner Henze, dans des circonstances politiques difficiles où il fera scandale, la véritable première s’en trouvant repoussée à janvier 1971, à Vienne. Depuis, l’œuvre n’a pas vraiment connu de grande carrière et sa présence à l’affiche de l’institution amstellodamoise est une chance indéniable pour tout mélomane.

Lorsqu’en juillet 1816, la frégate Méduse, partie du port de Rochefort pour gagner le Sénégal, s’échoue sur un récif du Banc d’Arguin, non loin des côtes de Mauritanie, les officiers et les notables embarqués s’approprient les canots de sauvetage, laissant près de cent cinquante personnes à la mer. Elles tentent de survivre sur un radeau qui dérive près de treize jours. Après que les malheureux sont morts d’épuisement, de soif, de faim, de haine, brûlé par le soleil ou de désespoir, etc., le nombre de survivants, d’abord de quinze hommes lorsque le navire Argus les ramène à Saint-Louis du Sénégal, se résume, pour finir, à dix. Arrivée à Paris quelques mois plus tard, via l’édition d’un rapport sans complaisance, la nouvelle bouleverse l’opinion publique à laquelle s’impose une criante inégalité sociale dans la catastrophe. Théodore Géricault peint son fameux tableau, Le radeau de La Méduse, que tout un chacun peut aujourd’hui admirer au Louvre.

Au cœur des années soixante, le compositeur allemand, alors quadragénaire, prend parti en faveur de mouvements politiques contestataires, inclinant désormais sa créativité vers certains sujets clairement engagés. Ainsi prend-il part à sa manière au combat, accueillant même chez lui le jeune sociologue Rudi Dutschke, sans doute en danger après plusieurs bavures policières non élucidées qui valurent la vie à plusieurs compagnons de lutte ayant manifesté contre la visite du Chah d’Iran à Berlin. Alors qu’on tue beaucoup, de par le monde, pour museler la protestation contre les pouvoirs en place – 2 juin 1967, assassinat de Benno Ohnesorg ; 9 octobre 1967, assassinat de Che Guevara (auquel la partition est dédiée) ; 4 avril 1968, assassinat de Martin Luther King, etc. –, Henze se lance dès l’automne 1967 dans le projet Das Floß der Medusa avec l’écrivain et homme de radio Ernst Schnabel, lui aussi figure active de l’engagement politique. Leur oratorio s’appuie sur une correspondance instrumentale précisément calculée entre l’orchestre et quatre protagonistes : le très grand chœur (un effectif qui nécessite ici l’association de plusieurs formations), Charon, le passeur (narrateur), le rescapé Jean-Charles (baryton), figure de proue du tableau de Géricault, enfin La Mort (soprano).

Le chanteur étatsunien Dale Duesing gagne la scène tandis que le public s’installe, sans l’apercevoir, pour commencer. Bientôt, dans le final des bavardages habituels, on le voit coudre une toile, sur le côté. La lumière décroit. Il enlève ses chaussures, les ficelle comme pour les maintenir sur le plateau quoi qu’il advienne, et retrousse ses jambières de pantalon. Nous voilà dans l’eau. Romeo Castellucci recourt à un film tourné en septembre 2017 par La Compagnie des Indes pour installer une action parallèle dans le respect de la distance qu’impose le genre oratorio – bien qu’infiniment expressive, l’œuvre d’Henze n’est pas dramatique, dans la stricte acception technique du terme. Nous suivons un jeune professeur de natation sénégalais dans les rues de Saint-Louis. Le sportif a accepté de rester en mer, à l’endroit précis du naufrage de la frégate, le plus longtemps possible. La toile, déployée sur toute la largeur du cadre de scène, exhibe une performance d’environ quatre jours condensée en soixante-dix minutes, bientôt marquée par un effort d’endurance inquiétant, la fatigue s’imprimant sur le visage, puis l’angoisse. La mise à mal de la vie humaine par la mer et de dures conditions climatiques l’emporte sur la fascination de la présence d’une telle masse d’eau sur un plateau d’opéra. Un jeu savant de lumières ménage une adroite surimpression cauchemardesque des artistes en présence et de l’image filmée, magnifié par un habile travail pour figurer la houle. En ciré jaune, La Mort est là, rôdant avec un appareillage de prise de vue ou de projection qui la désigne manipulatrice des destins. On apprécie la prestation de Lenneke Ruiten. Et le mulâtre Jean-Charles de proclamer l’espoir, incarné par le chant fort lyrique de Bo Skovhus, bras ouvert comme un sacrifié – une figure rendue quasiment christique par la geste castelluccienne. Des dates de naissance s’affichent sur l’écran, celles des choristes, suivies d’une date de décès, la même pour tous : 13 mars 2018 – « vous êtes perdus », est-il dit. Après une vague tentative de styliser la perspective particulière de la peinture de Géricault, la salle vide est projetée face au public. L’on y aperçoit enfin La Mort, toujours là, elle.

Près de cent vingt voix sont convoquées par Das Floß der Medusa. Les chefs Eline Welle, Daniel Reuss et Ching-Lien Wu conjuguent superbement les forces des Nieuw Amsterdams Kinder- en Jeugdkoor, Cappella Amsterdam et Koor van De Nationale Opera. À la tête du Nederlands Philharmonisch Orkest, Ingo Metzmacher mène une lecture infiniment soignée, habitée par un recueillement qui confère au religieux. Une grande soirée, sans aucun doute ! Le spectacle se jouera jusqu’au 26 mars, dans le cadre d’Opera Forward Festival dont il ne faut pas manquer Passages aus Licht de Stockhausen (25 mars) et La morte d’Orfeo de Landi (les 23, 24 et 26).

BB