Chroniques

par katy oberlé

Dead man walking | La dernière marche
opéra de Jake Heggie

Teatro Real, Madrid
- 9 février 2018
création espagnole de Dead man walking, l'opéra stupide de Jake Heggie
© javier del real

Dans la capitale espagnole, les six représentations de Dead man walking font l’évènement. Le public semble s’être pris d’une affection démesurée pour un ouvrage à la facture très pauvre dont on n’aura pas vraiment de bien à dire. C’est que la teneur dramatique de cet opéra interdit, ou presque, qu’on le critique ; c’est une obligation de l’aimer, sinon l’on est une sorte de sans-cœur.

Sans doute vous rappelez-vous avoir vu Susan Sarandon et Sean Penn sur les écrans, dans un film éponyme de Tim Robbins, sorti en France en 1996 ? Le cinéaste s’était inspiré du livre écrit par Helen Prejean (1993) à partir de son expérience avec un condamné pour viol avec meurtre d’une adolescente (1984). Cette religieuse catholique nord-américaine née en 1939 est très engagée dans l’abolition de la peine de mort, encore pratiquée dans trente-et-un des cinquante états de son pays aujourd’hui mené par l’un de ses plus féroces promoteurs, le président Trump. Quelques années après le film, le San Francisco Opéra passait commande de la version lyrique du scénario au compositeur Jake Heggie (né en 1961).

Dead man walking (le titre emprunte une expression argotique des gardiens pour désigner un condamné lorsqu’il quitte sa cellule pour prendre place sur la chaise électrique) est le premier opéra d’Heggie. Il fut créé dans la cité californienne, le 7 octobre 2000. Il emporta un immense succès, au point de susciter près d’une vingtaine de productions et de gagner d’autres continents. En Europe, sa première se fit à Dresde il y a douze ans. Cette œuvre connut un tel retentissement qu’elle valut au musicien de nombreuses commandes. Depuis, il a signé The end of the affair (2004), At the statue of Venus (2005), To hell and back (2006), Three Decembers (2008), Moby Dick (2010) [lire notre critique du DVD] et Great Scott (2015). Malgré le fait qu’en Europe, Biélorussie mise à part, la peine de mort n’a plus cours, la création espagnole a beaucoup plu. Pourquoi ? Parce que Dead man walking est plein de bons sentiments, parce que sa représentation fonctionne comme un film, parce que la rencontre d’une bonne sœur avec un marlou criminel dans un pénitencier prend un tour particulièrement édifiant en terre catholiquissime.

En fait, le spectateur est conditionné par un contexte, hypnotisé par une histoire et séduit pas une langue tonale au chant hyper-expressif, adroitement agrémentée de gentilles mélodies et de rythmes afro-cubains. Il est confronté à une habile industrie américaine de l’opéra, qui connaît les bonnes recettes pour triompher. Le sujet est si parfaitement verrouillé (c’est le cas de le dire !) qu’aucune considération d’ordre esthétique n’est recevable, voire émise. Toute résistance au dogme s’apparente à de l’hérésie. En janvier 2014, je m’étais déplacée pour un autre opus transatlantique : Brokeback Mountain de Charles Wuorinen présentait au moins un certain intérêt musical, fait de références (un peu dans la lignée de Boesmans), bien que la proposition scénique et l’argument m’aient fortement déplu – j’avais alors livré une chronique que la rédaction préféra ne pas publier [lire notre critique du DVD… par une autre plume !].

Dans cette production importée du Lyric Opera of Chicago, la mise en scène de Leonard Foglia affiche le naturalisme obligatoire, parfaitement bien réglé par la scénographie de Michael McGarty. La prison est là, sur la scène du Teatro Real, tant et si bien, jusqu’à l’étouffement de l’esprit critique. Eh bien, non, je garderai mon souffle ! Tout cela est admirable de professionnalisme, c’est incontestable… et voilà tout. Pas de quoi sauver Dead man walking, non, best-seller lyrique dans le pire sens du terme, avec son livret assommant, sentencieux et radoteur (Terrence McNally), soutenu par une jolie bande-son – oui, c’est ainsi que fonctionne la fosse, comme ces accompagnements sentimentaux ou/et paysagistes du cinéma, mais jamais comme un véritable contenu artistique. À la tête des Coro y Orquesta Titulares del Teatro Real, dont les choristes sont toujours dirigés par l’excellent Andrés Máspero, Mark Wigglesworth tente un engagement plus généreux que le produit de base. C’est louable… mais il faut se rendre à l’évidence : on ne fait pas la meilleure salade du monde avec de l’huile de vidange. Bref : l’Amérique a fini par inventer la tragédie musicale.

Je m’interrogeais sur le triomphe de cet objet pourtant si pauvret. C’est qu’il est défendu par une très grande dame de l’opéra, Joyce DiDonato ! il faut avouer que son engagement dans le rôle de Sainte-Hélène-des-Prisons est très convaincant, même s’il a plus de qualités théâtrales que vocales. Le mezzo-soprano paraît en effet exceptionnellement fatigué, ce qui n’enlève rien à son grand charisme. Autre atout commercial de l’opération, la présence de Measha Brueggergosman dans le rôle de la confidente de sœur Helen, collègue en religion – ici, elle avait fait bel effet dans Mahagonny, les gens s’en souviennent [lire notre chronique du 8 octobre 2010]. La douceur du chant, la facilité d’émission et le sourire réconfortant de sa Rose font beaucoup. Je parierais volontiers que le mélomane local ne connaît pas Michael Mayes et que ce n’est pas pour lui qu’il assiste au show. Il en a pour son argent : le baryton texan est terrible en Joseph DeRocher, le tueur d’abord calculateur et rusé, puis prenant conscience de ses actes, acceptant la punition et empruntant le couloir de la mort en demandant pardon… non seulement la voix possède tout ce qu’il faut pour rendre crédible le personnage, mais le physique impressionne – on a presque peur. Pour finir, applaudissons l’excellente Maria Zifchak, puissamment lyrique et émouvante en mère du détenu.

À quand, une adaptation lyrique de Little House on the prairie ? On confie le rôle de Laura à Aida Garifullina, teinte en rousse, avec Diana Damrau en Nelly. Si Ryan McKinny chante le père Charles déguisé en Michael Landon, j’irai… peut-être, oui !

KO