Chroniques

par laurent bergnach

Der Tempelbrand | Le pavillon d’or
opéra de Toshiro Mayuzumi

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 29 mars 2018
Paul Daniel joue Der Tempelbrand (1976), opéra de Toshiro Mayuzumi
© klara beck

Partenaire du festival Arsmondo [lire notre chronique de la veille], la Bibliothèque nationale et universitaire propose une exposition qui restitue l’histoire du Temple du Pavillon d’or (Kinkaku-ji), l’un des premiers trésors nationaux japonais incendié le 2 juillet 1950 par un moine probablement schizophrène, autant que celle d’Yukio Mishima (1925-1970) qui romança ce fait divers dans un après-guerre où résonne encore le discours de capitulation de l’Empereur Hirohito, conduit à la paix « en supportant l'insupportable ». On y découvre des lettres où l’écrivain avoue son absence d’émotion à lire désormais des fictions, son goût pour le stoïcisme militaire et la vie des guerriers de l’ère Meiji (1868-1912). De son camp des forces d’autodéfense situé près du Mont Fuji – fameuse Société du Bouclier, fondée fin 1968 en réaction au protectorat américain –, Mishima livre cette phrase frappante : « ici, je puis devenir transparent » (22 mars 1970). Libéré de ses masques (mariage de convention, vanité littéraire ?), l’homme qui apaise son âme par la pratique du kendo s’apparente soudain au faible et difforme Mizoguchi, soumis à son père et impuissant avec les femmes, qui met fin à son calvaire par la destruction d’un symbole de perfection qui l’empêche d’exister. *

Du feuilleton paru en volume (1956) quelques années après sa rencontre parisienne avec l’auteur (1952), épaulé par le librettiste Claus H. Henneberg qui adapte des éléments originaux (bégaiement devenu atrophie, suicide désigné comme tel) [lire nos chroniques du 23 août 2017 et du 11 avril 2013], Toshiro Mayuzumi (1929-1997) tire un opéra en trois actes, Der Tempelbrand, créé à la Deutsche Oper Berlin le 23 juin 1976. De son propre aveu conservateur depuis fin 1959 (« j’entendis les cloches du temple le soir de la Saint-Sylvestre »), à puiser davantage dans le matériau traditionnel, cet élève de Kunihiko Hashimoto (1904-1949) et d’Akira Ifukube (1914-2006) se souvient ici du jeune pianiste de jazz qu’il fut, admirateur de Cage et de Varèse expérimentant musiques concrète et électronique. En effet, pour d’aucuns son ouvrage s’avère une simple imitation de vieux idiomes européens, de laquelle surgissent des emprunts à Stravinsky, Berg et Messiaen. C’est pourtant un pastiche « intentionnel et agressif », assure Steven Nuss dans la brochure de salle, conforme à la nature contradictoire de Mishima, déstabilisante pour ses compatriotes (chantre du nationalisme vivant dans un manoir à l’italienne, fin connaisseur de poésie antique jouant les yakusa, etc.).

A contrario, si l’Europe distingua parmi les Japonais l’auteur du Soleil et l’acier (1968), « c’est sans doute en raison de sa pensée, logique ou rationnelle », avance Amon Miyamoto, qui a déjà monté une version scénique du Pavillon d’or en 2011, lorsqu’il devint directeur du Kanagawa Arts Theatre (Yokohama). Aujourd’hui, une coproduction entre la Tokyo Nikikai Opera Foundation et l’Opéra national du Rhin lui offre de mettre en scène la création française de l’opéra éponyme, un rien élagué. Dans un espace cubique et grisâtre – décors de Boris Kudlicka, lumières de Felice Ross –, Mizoguchi, « homme rongé de doutes existentiels » comme le désigne le chœur, voit défiler sa vie. Des murs latéraux apparaissent puis disparaissent des espaces de jeu qui illustrent les blessures de sa prime jeunesse (adultère de la mère, exécution d’une fille courtisée). Le fond de scène ouvre aussi sur des épisodes cruels (reddition nationale, suicide de Tsurukawa), mais sert principalement d’écran aux vidéos graphiques de Bartek Macias (explosion d’une bombe A, temple sous la tempête, etc.). La fluidité et l’esthétisme de l’ensemble sont un atout considérable, mais encore la présence du danseur Pavel Danko, incarnant le héros à l’époque de sa pureté, avant d’ultimes apparitions vaguement butō.

Bien caractérisés par les couleurs du costumier Kaspar Glarner, les personnages convoquent chanteurs et figurants. Trois barytons règnent ici : Simon Bailey (Mizoguchi), d’une stabilité et d’une force idéales pour incarner une âme tourmentée, Dominic Große (Tsurukawa), que sa chaleureuse lumière rend incisif, et Yves Saelens (Père), à la tendre émission. Sonore mais caverneux, Fumihiko Shimura (Abbé Dosen) séduit moins que Paul Kaufmann (Kashiwagi), ténor vif qu’affectionne les productions wagnériennes [lire nos chroniques du 13 avril et 31 juillet 2017, et du 17 juin 2012]. L’expressivité caractérise les soprani Michaela Schneider (Mère) et Makiko Yoshime (Jeune fille). Membres de l’Opéra Studio, Fanny Lustaud (Uiko) et François Almuzara (jeune homme) complètent la distribution soliste. Le chœur maison est vaillant à souhait, porteur des soutras récurrents qui affolent le novice. En fosse, Paul Daniel élève ce drame expressionniste (cuivres, percussion) émaillé de sensualité (célesta, hautbois, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg. Un moment Broadway puis un solo de shakuhachi opposent la grossièreté du colon à la beauté de l’éphémère, comme en écho à cette autre pensée de Mishima, questionné dans son intérieur XVIIIe siècle français : « ici, seul l’invisible est japonais ».

LB

* « Le temple se dresse toujours entre la vie et moi. Il m’empêche d’accéder à la vérité. Il est la barrière qui me sépare de tout. Il doit tomber. » (Acte II, Scène 1)