Chroniques

par bertrand bolognesi

Dido and Æneas | Didon et Énée
opéra d’Henry Purcell

Opéra national de Montpellier / Comédie
- 12 février 2005
en tête de peloton : Virgis Puodziunas mène la danse
© sebastian bolesch

Présenter aujourd’hui Dido and Æneas, l’opéra de Purcell, n’est pas si simple : certes, l’ouvrage fut largement redécouvert, mais la coutume est d’en jouer une version incomplète, la seule qui nous soit parvenue. Lorsqu’un chef d’orchestre s’attèle à reconstituer certaines parties manquantes et réintroduit le texte des récitatifs perdus, en les faisant dire, tout simplement, plutôt qu’à leur inventer une trame improbable, lorsqu’une chorégraphe construit une mise en scène s’ingéniant à rendre compte à la fois des émotions évoquées par l’œuvre, de ses contextes de composition et de création, et du regard que le public d’aujourd’hui peut porter sur un tel objet, tout est réuni pour une véritable re-création comme il est rare d’en vivre. Le public de Montpellier, après celui de Luxembourg et avant les mélomanes berlinois, a vu renaître Dido and Æneas grâce à Sasha Waltz et Attilio Cremonesi, avec cette production d’un raffinement et d’une cohérence exceptionnels qui, cependant, n’a pas emporté les suffrages de la salle.

Lorsque la Comédie se remplit, le plateau n’est pas dissimulé par un rideau : au contraire, on y peut voir des danseurs se préparer sur la passerelle qui surplombe une sorte d’aquarium à l’échelle humaine. Les textes du Prologue seront dits en langue anglaise, préparant notre écoute. Puis retentissent les premières notes, vives, énergiques, tandis que dans l’eau les corps se coulent, soulignant la fluidité de la musique dans une saisissante urgence dramatique. Le dispositif provoque reflets, effets de miroirs, bruits d’eau, évoquant d’autant plus pertinemment l’insularité du mythe. Et ces corps, soudain fontaines, tritons, ondines ou noyés, émeuvent directement, affichent une puissante fragilité qui fait expressément appel à la compassion sans que nous ayons à comprendre pourquoi.

La précarité d’un décor dessiné, l’à-propos d’une balançoire-élastique, l’effervescence d’une inventivité brillante posée dans le creux de la main, ne sont-ils pas propres à replacer l’opéra au pensionnat de Chelsea ? Ah, mais, s’il faut savoir tout cela !... Eh bien, non : nul besoin de tout savoir pour en jouir, mais encore faut-il accepter de se laisser porter en toute confiance. Tout le problème est là : ne pas résister en s’asseyant sur des acquis obsolètes. Car, enfin, pourquoi serait-il facile d’aller voir un opéra trois fois centenaire ? Ce soir, les théières sont jets d’eau, les jeunes filles apprennent un maintien français, après un lancer de vêtements admiré par une otarie de plastique bleu dans un banquet psychédélique où Swift et Greenaway se saluent ! Mais attention : cette délicieuse fantaisie n’est jamais gratuite ; tout ce qui se passe sur scène sourd évidemment du texte lui-même, offrant une riche gamme d’émotions, et non seulement de celles qu’il est encore convenu de considérer comme nobles.

Pourquoi une chorégraphie, pourquoi la présence de danseurs, pourquoi pas une bonne vieille mise en place de grand-papa ? Parce que l’œuvre fut écrite dans cette optique et cet esprit, voilà tout. Et plutôt que de viser une reconstitution hypothétique, ce spectacle prend courageusement en compte le décalage du temps, parvenant ainsi à une authenticité indéniable. La doublure passagère, jamais entendue strictement, du chant par la danse, implique plutôt voix et corps comme des extensions mutuelles, paradoxales ou non, transporte ainsi le gel de cette distance culturelle jusqu’à l’évanouir.

Cette réalisation est un objet à part entière, au point qu’il paraît malaisé d’en dissocier les ingrédients. Choristes, chanteurs et danseurs y dansent, disent et jouent, dans un même esprit. Ainsi s’effondre – et c’est tant mieux ! – l’habituelle hiérarchisation des différentes familles d’artistes de l’opéra. On remerciera Deborah York, Belinda inquiétante au style irréprochable, Céline Ricci pour la musicalité, nourrie d’un art incontestable de la nuance, et l’expressivité, ainsi que le ferme Æneas de Reuben Willcox, mais aussi les danseurs Virgis Puodziunas, Takako Suzuki et Xuan Shi, entre autres. Un lien enchanté maintient ce petit monde en grande intelligence : les très experts musiciens de l’Akademie für Alte Musik Berlin et les précieux artistes du Vocalconsort Berlin, tous placés sous la direction attentive, soignée et inspirée de Attilio Cremonesi.

BB