Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Dreigroschenoper | L’opéra de quat’ sous
opéra de Kurt Weill

Opéra Grand Avignon / Opéra Confluence
- 25 novembre 2018
"Die Dreigroschenoper" de Kurt Weill, mis en scène par Jean Lacornerie...
© frédéric Iovino

Lorsqu’il met Die Dreigroschenoper à son métier, Jean Lacornerie jauge, depuis une position critique avisée, la version habituellement donnée par les théâtres français, et plutôt que de mettre en scène cette mouture de 1959 traduite de la pièce remaniée par Bertolt Brecht en 1955, il reconsidère l’original de 1928 dont à René Fix il confie une nouvelle traduction qui fasse « ressortir tous les niveaux de langues dont Brecht joue dans son texte, du choral luthérien à l’argot berlinois, du langage de la technique financière au pastiche de François Villon » (note d’intention, brochure de salle). Avec les numéros chantés en allemand et ce texte retrouvé, pour ainsi, quant aux dialogues parlés, son Opéra de quat’sous se trouve sainement réinventé… sauf que le trop peu perçu de ces dialogues ne permet guère de s’en rendre compte et, sauf à le croire sur parole, on ne saurait émettre d’avis plus autorisé sur la question. Tout à fait dans la mouvance du cinéma français des vingt dernières années, la troupe ici réunie n’a cure de transmettre une parole malmenée de diverses façons au fil de répliques boulées de la pire façon. Seuls trois personnages usent d’une diction intelligible : Jenny, Peachum, Mackie (Nolwenn Korbell, Jacques Verzier et Vincent Heden).

Dès l’installation dans les gradins de la salle Confluence, on découvre sur scène une sorte d’entrepôt, sous un ciel de néons. Dans un amoncellement de cartons l’on distingue un escalier menant à une chambre voilée par un rideau de bâche-plastique. Sous ce portique siège le batteur, isolé du groupe de musiciens qui prend place autour d’une table centrale, plus précisément l’assemblage de trois tables – intéressante, cette idée d’un on-se-met-à-table… Après le choral en fanfare, servi par le trompettiste Jean-Robert Lay à la tête d’un ensemble d’une dizaine d’instrumentistes environ, la complainte commence, sous une poursuite, avec melon et porte-jarretelles de cabaret. Ainsi commence-t-on par jouer d’un stéréotype que tous connaissent pour aller ailleurs ensuite, tout en oscillant sans cesse entre la localisation de l’intrigue à Londres et l’origine allemande d’une œuvre de toute façon inspirée d’un antécédent britannique (John Gay).

Réalisée par Émilie Valantin, une armada de marionnettes detaille humaine occupe les rôles des mendiants de Peachum, des acolytes de Mackie et des dames de petite vertu. Pour présenter certains avantages pratiques, cette intervention s’avère proposer une dimension trop confortable en ce qu’elle éloigne le spectateur des réalités convoquées par ce théâtre-là. Outre que la manipulation n’en est pas dénuée de lourdeur, cette équipée de pantins paraît cruellement rebrechtiser l’élan gagné par la debrechtisation de la nouvelle traduction – cela valait bien la peine. Manquant bien des moments de cette féroce drôlerie qu’on aime tant, malgré quelques trouvailles bien vues, la production s’essouffle. Un regain d’intérêt survient avec l’apparition du bordel, mais rien à faire, les putains désincarnées de Brecht n’ont rien des géniales gourgandines d’Horváth, un auteur tellement plus subversif, en fait.

Le temps ne passe pas, cet après-midi, face à l’inertie d’un plateau pourtant si agité. Quelques moments retiennent l’attention, comme la chanson désolée de Jenny et les passages chantés de Celia (Florence Pelly), qui sont de peu de poids dans ces deux heures poussives. Connaissant un peu le travail de Lacornerie [lire nos chroniques du 8 février 2012, du 12 janvier 2011, du 6 mars 2010, du 14 février 2009, du 30 octobre 2008, des 10 mars et 19 juin 2005, enfin du 19 juillet 2004], il faut envisager un problème survenu sur cette tournée du spectacle, une avarie qui en masque aujourd’hui les qualités. Gageons qu’il retrouvera rythme et foi les prochains soirs.

BB