Chroniques

par monique parmentier

Egisto | Égisthe
opéra de Francesco Cavalli

Opéra Comique, Paris
- 1er février 2012
L'Egisto de Cavalli à l'Opéra Comique (Paris)
© pierre grosbois

Quatre ans, presque jour pour jour, après la création de Cadmus et Hermione de Lully à l'Opéra Comique, le Poème Harmonique nous revient, dans la même salle, avec une toute nouvelle production et une création en France : Egisto de Pier Francesco Cavalli. Et dès la première, on ne peut que rester ébloui par ce nouveau rêve théâtral offert ici. Tout est en place, l'esprit de troupe fonctionne si bien que tout y est en équilibre au bord du fil, sensible et subtil, avec une distribution où chacun est à sa place, participant à un songe dont on aimerait ne se réveiller jamais.

Sans être le tout premier du compositeur, ni le plus célèbre, cet ouvrage méritait une attention toute particulière, car il est la synthèse de tout ce qui caractérise l'opéra vénitien. Egisto est une œuvre charnière, riche tant de son univers sonore aux couleurs enivrantes que de son livret poétique, parfois cynique et drôle, toujours onirique. Grâce à une coproduction entre l’institution parisienne et l'Opéra de Rouen, grâce aussi à divers mécénats, Vincent Dumestre et Benjamin Lazar ont disposé de moyens nécessaires pour recréer l’univers baroque, cet esprit d'émulation qui permit à l'opéra publique de naître en ce début du XVIIe siècle dans la Cité des Doges. Il est le fruit d'une économie qui tentait de permettre à la Sérénissime de faire face à son déclin en se jouant de son décor. Ville de théâtre et du Carnaval, elle trouva une nouvelle source de richesses et d'emplois, grâce à la musique, à des librettistes et des compositeurs de talent, à la magie du théâtre. Ce soir, nous avons pu vivre une nuit à Venise, à moins que ce fût sur une île grecque, en des places rêvées, dans quelques forêts où princes et princesses, dieux et allégories se sont joués de l'amour à la folie, révélant la cruauté des sentiments.

Après sa création en 1643 au Teatro San Cassiano, fort d'un réel succès, Egisto fit en partie le tour de l'Italie et de l'Europe, mais sans passer par la France comme on le crut longtemps. Cette fable en musique conte l'histoire de deux couples, Egisto-Clori et Lidio-Climène. Au début de l’opéra, séparés par des pirates ils se retrouvent sur l'île grecque de Zakynthos. Durant la séparation des couples initiaux, Lidio et Clori se sont rencontrés, oubliant leur amour d'antan. La jalousie va conduire Climène et son frère Hipparco (lui-même amoureux de Clori) à tout entreprendre pour briser ce nouveau couple, tandis qu'Egisto sombre dans la folie. Entre eux s'interposent dieux et allégories, rendus responsables de la situation. Vénus et Apollon s'affrontent en utilisant, comme des marionnettes, ces humains trop fragiles. C'est Amour (Cupidon) qui tire les fils de cristal des sentiments. Et c'est parce qu'il est lui-même victime des femmes, les Héroïdes (Sémélé, Didon et Phèdre), qui lui reprochent leur sort et tentent de le tuer lors de sa visite aux Enfers, qu’il met, pour se racheter, de l'ordre dans ces cruels jeux amoureux.

La mise en scène de Benjamin Lazar est un tableau digne du Caravage, aux clairs-obscurs fantasmagoriques, où chaque mouvement, chaque geste, est d'une beauté et d'une fluidité absolue. Tout semble s'intégrer à un cosmos où l'harmonie règne sans que la violence des sentiments ou la douleur ne l’atteigne. La gestuelle baroque permet à chaque chanteur de donner sens à cette langue qui chante divinement. Ainsi dispensent-ils qu’on lise les surtitres, tant cette gestuelle qu'ils maîtrisent parfaitement résonne d’évidence avec affects et situations. Les éclairages à la bougie – lumières somptueuses de Christophe Naillet – suggèrent ce feu qui consume les âmes et caresse les visages et les mains. Les costumes d'Alain Blanchot sont d'une grande magnificence qui rappelle les damas de soie que les commerçants vénitiens rapportaient d'Orient, faisant de l'illusion un conte des milles et une nuit, tandis que les maquillages et les coiffures de Mathilde Benmoussa participent au foisonnement luxuriant et onirique. Les décors d'Adeline Caron sont réunis en une scène tournante, représentant un temple en ruine, un paysage bucolique, une forêt de colonnes où les esprits s'égarent.

La distribution est exactement au point d'équilibre.
Saluons d'abord la performance de Marc Mauillon. Il est un Egisto vulnérable, au timbre d'ombre et de lumière qui, dans la scène de folie, fait preuve d'une remarquable souplesse vocale et d'une présence scénique saisissante. Claire Lefilliâtre, dont la couleur vocale ensorcelle, est une Clori usant de ses charmes avec une ingénuité cruelle. Isabelle Druet campe une Climène tragique et humaine dont la douleur embrase dans son lamento de l'Acte II. Anders Jerker Dahlin est un Lidio volage, léger et séduisant. Quant à Ana Quintans, dans les rôles d'Aurora et d'Amore, elle irradie. Tout le reste de la distribution se révèle séduisant dans les différents dieux et allégories. On a particulièrement remarqué le beau mezzo de Mélodie Ruvio, superbe et poignante Vénus. Luciana Mancini, Caroline Meng et Mariana Flores font preuve de fortes personnalités ; enfin Serge Goubioud est une Dema (vieille servante) insolente et rusée.

À partir du matériau existant – une partition à cinq parties pour les symphonies, les ritournelles et certains airs –, Vincent Dumestre adapta Egisto. Par l'intermédiaire du Poème Harmonique, il lui apporte des couleurs fastueuses, sensuelles et incandescentes. Il ose même, sous forme de clin d'oeil – en miroir à l'hommage de Cavalli à son maître Monteverdi contenu dans T'abbracio, ti strigo, ti godo, l'air final (Egisto et Clori) qui d'ailleurs semble confirmer qu'il est bien l'auteur de Pur ti miro dans l’Incoronazione di Poppea –, ouvrir l'Acte III par une chaconne, Acesso mio core. Cette dernière concluait son enregistrement dédié à Manelli, le véritable créateur de l'opéra vénitien au San Cassiano, cinq ans avant Egisto. « Honnête dissimulation » rappelant que le théâtre est le royaume de l'illusion, de l'apparence et de l'éphémère où l'amour se reflète à l'infini. Egisto est un joyau, à découvrir pour votre plus grand bonheur, un rêve vénitien aux charmes enchanteurs.

MP