Chroniques

par bertrand bolognesi

Elektra | Électre
opéra de Richard Strauss

Magyar Állami Operaház, Budapest
- 11 juin 2014
Elektra, opéra de Strauss au Magyar Állami Operaház (Budapest)
© attila nagy

Si les us et coutumes bayreuthiens ont désormais imposé de par le monde le rite des sonneries solennelles en amont de chaque acte, ce n’est évidemment pas le cas avec les opéras de Richard Strauss, personnalité suffisamment consciente de sa place dans l’histoire de la musique pour se présenter aux Alliés par un « je suis le compositeur du Rosenkavalier » devenu légendaire, certes, mais encore assez clairement « humaine » pour s’être gardée d’ériger quelque culte à sa propre mémoire. Il se trouve cependant que l’éphéméride affiche 11 juin : il y a donc tout juste cent-cinquante ans aujourd’hui que ledit Bavarois poussa sa première chanson – en découvrant la commune asphyxie du jour ou sous l’effet d’une claque fessière, tant énergiquement que professionnellement administrée ? seule Josephine saurait nous le dire, si les tables voulaient bien tourner… Aussi, le coin d’Hajós utca et d’Andrássy utca retentit-il du fameux introït d’Also sprach Zarathoustra sous le souffle concentré des cuivres « maisons » soutenu par le jeu de timbales adéquat, devant le buste du musicien (signé Alexandre Kligl), installé in loco.

Le Strauss150 Fesztivál du Magyar Állami Operaház (Opéra national Hongrois) rend hommage à la première collaboration entre Hugo von Hofmannsthal et le musicien. À Berlin en 1903, ce dernier découvre l’adaptation de la tragédie de Sophocle par le dramaturge viennois (dont il avait fait la connaissance trois ans plus tôt) ; il décide bientôt d’en faire un opéra. La Semperoper (Dresde) le créerait en janvier 1909. Pour dignement monter Elektra, ouvrage redoutable s’il en est, il faut disposer de grandes voix et d’un orchestre d’une parfaite précision, éclairé par une baguette avisée. De voix, l’édifice de Miklós Ybl ne manque pas, loin s’en faut ! Et affirmer qu’il est un véritable réservoir de gosiers précieux ne semble pas exagérer. Qu’il s’agisse d’István Berczelly, remarquable caverne tendre (Der Pfleger des Orest), du très présent et efficace Dénes Gulyás (Ägisth), mais encore des cinq Mägde parmi lesquelles se distinguent particulièrement Beatrix Fodor par un chant élégant et Szilvia Vörös par l’opulence de la couleur et la riche expressivité. La voix chaleureuse au format confortable de Mária Farkasréti est avantageusement mise au service de leur Aufseherin.

Trois femmes et un homme, ainsi pourrait-on désigner le vif du sujet vocal d’Elektra. Ici, l’homme s’appelle Gábor Bretz. Le jeune baryton-basse hongrois conquérait déjà notre oreille dans Tannhäuser il y a deux ans [lire notre chronique du 3 juin 2012]. Il campe un Orest à l’impact généreux et somptueusement phrasé, secouant l’écoute d’un grain presque intrusif. Au trio féminin la salle fait littéralement triomphe. Les graves soutenus et la projection envahissante d’Éva Balatoni (Klytämnestra) ne s’embarrassent guère des excès de l’écriture orchestrale (pourtant considérables, on le sait). De même la souplesse d’émission d’Adrienn Miksch, de format vocal comparable, génère-t-elle une Chrysothemis fort élégante. Enfin, avec une endurance à toute épreuve, une couleur idéale, des aigus fulgurants ancrés dans un grave musclé, un art formidablement nuancé et une présence scénique investie à 300%, Szilvia Rálik se révèle une ardente Elektra, bientôt acclamée à sa juste valeur par un public ravi.

À la tête du Magyar Állami Operaház Zenekara (Orchestre de l’Opéra national Hongrois), Stefan Soltész prouve que les forces requises par Strauss sont bel et bien du rendez-vous. Dès la déflagrante énergie donnée au motif initial, on sait que la représentation est habitée d’une urgence intenable, parfois mélancolique (évocation de l’enfance, du vivant d’Agamemnon), âpre (« Allein… »), quasiment sale (grouillement du meurtre), mais encore douloureuse (faux récit de la mort du frère), proprement infernale dans la joie de la vengeance finale. Avec des cordes chatoyantes et des vents vaillants et colorés, la fosse est magnifique.

La mise en scène de Balázs Kovalik assimile le palais de Mycènes à un vaste établissement de bains. Le rideau se lève sur deux niveaux de carrelage vert, dont un fond gris à motifs Art nouveau pour l’étage. Dans la vapeur, les Servantes s’agitent quand deux femmes se douchent posément. Deux garçons en peignoir ramassent les serviettes, un troisième désinfecte les lieux. En contrebas, dans l’aridité d’une piscine vidée de toute eau, apparaît l’héroïne, surgissant d’un monticule de sacs de terreau sur l’un desquels a poussé un arbrisseau malingre. Avec sa robe gaufrée noire, ses longs gants noirs, bientôt un voile de même teinte, Électre est une mariée en deuil, l’épouse du malheur, fidèle à la haine, quand sa sœur s’avère tournée vers la joie, l’amour, l’avenir, blanche et douce Chrysothémis dominée par la vie. Un perpétuel mouvement de panique règne dans les allées et venues de la maisonnée, avec femmes nerveuses et courses d’hommes nus, un rien violents – un climat de catastrophe, assurément. Le vengeur tant attendu, celui par lequel la justice et l’ordre légitime pourraient régner à nouveau, intervient en meurtrier du couple d’usurpateurs, mais aussi en menace incestueuse, puis en tyran expéditif : s’éloignant du texte comme de la mythologie qui l’inspire, Kovalik invente un Oreste qui tue ses propres sœurs avec lesquelles il ne partagera ni destin familial ni pouvoir. À l’instar de cet Égisthe conçu par Thyeste dans le seul but de détruire le cruel Atrée, Oreste se résume à son arme – à méditer…

BB