Chroniques

par bertrand bolognesi

Enrique Diemecke dirige l’Orchestre national de France
O descobrimento do Brazil d’Heitor Villa-Lobos

Figures de maestro / Radio France, Paris
- 9 octobre 2004
le compositeur américain George Antheil
© berenice abbott

Dans le cadre des Figures, ce programme présente deux œuvres également passionnantes pour des raisons totalement différentes, toutes deux destinées à illustrer ou accompagner une projection du cinématographe. Dépourvue des films auxquels ces partitions étaient destinées, la soirée ne s'avère pas moins généreusement spectaculaire.

Pour commencer, le public prend place sur les fauteuils rouges de la salle Olivier Messiaen de la maison ronde. Sur scène, quatre pianos. Deux jettent leurs queues vers nous, de face, deux autres arborent des claviers souriants, de chaque côté ; une petite machine relie des fils aux marteaux, personnage lui-même relié à un bloc central qui siège à gauche du chef. Derrière les « crocodiles de concert », huit sections de percussions. L'excitation et la curiosité sont grandes lorsque les instrumentistes de l'Orchestre National de France font leur entrée.

George Antheil [photo] est né avec le siècle (le précédent) dans le New Jersey. Il étudie ardemment le piano avec un élève de Liszt et la composition avec Ernst Bloch, avant de parcourir l'Europe grâce à un mécène. Il n'épargna guère le Vieux Monde de ses frasques de Bad boy (selon sa propre expression, dans ses mémoires) et parcourut les principales capitales pour y donner des récitals sans une mesure de musique ancienne – il joue Bartók, Debussy, Falla, Ravel, Stravinsky (qu'il vénère) et ses propres compositions. Au début des années vingt, Böski qu'il vient d'épouser à Berlin (elle est hongroise) l’introduit dans les milieux d'avant-garde. Il se lie avec Ezra Pound, Pablo Picasso, Mann Ray, Marcel Duchamp et bien d'autres. Jouant avec une technique redoutable et un style d'une subjuguante sauvagerie, il divise le public. Dite « scandaleuse », sa musique compte autant d'amis que d'ennemis. Sur la scène, le piano devient souvent un champ de bataille qui provoque la salle à en venir parfois aux mains.

La plus célèbre de ses œuvres est le Ballet mécanique écrit une première fois en 1924 pour un film de Fernand Léger et Dudley Murphy, et créé au printemps 1926 à Paris. Sur la toile, les réalisateurs enchaînent des séquences d'une déconcertante brièveté dont les acteurs sont des objets, des mécanismes d'usinage, etc. Le Ballet mécanique d'Antheil connaîtra plusieurs remaniements. On donne ce soir la version révisée en 1952, pour deux pianos mécaniques (les gentils sourires pleins de fils), deux pianos (joués par de « vrais pianistes ») et percussions. René Bosc monte sur l'estrade, fait quelques clics pour actionner le dispositif et lance les musiciens, d'un geste pas toujours net, sans doute peu rassurant pour qui doit le suivre. Rapidement, il prend de l'assurance et dirige une lecture fiable d'une œuvre posant plus d'une question de synchronisation. Alors qu’une partie du public est hypnotisée par les touches qui s'enfoncent toutes seules, l'autre marque de mouvements de têtes un rien tribaux le rythme parfois effréné. Petit à petit, la partition ravit la salle qui lui fait un accueil si chaleureux que les artistes bissent le dernier fragment.

Dans un genre qui n'a rien de comparable à une telle fulgurance, l'ONF donne ensuite une autre rareté : la musique qu'écrivit Heitor Villa-Lobos pour le film d’Humberto Mauro, O descobrimento do Brazil (La découverte du Brésil, 1937). Son sujet est humain avant tout, relatant le voyage et l'arrivée des navigateurs portugais à Bahia en avril 1500. Orchestre au grand complet, Chœur de Radio France devant l'orgue et entrée du chef mexicain Enrique Diemecke – pour le coup un maestro qui se revendique avec une salutaire autodérision, faisant tout au long de l'exécution unsympathique cinéma qui, n'en déplaise aux« pisse-vinaigre », obtient le meilleur des artistes.

Diemecke a quelque chose d'un prestidigitateur.
Aussi, pour les saluts, fait-il se lever les pupitres comme en sortant une carte de sa manche, transformant les musiciens en lapins de chapeau. Dès l'introduction de la Suite n°1, son interprétation d’O descobrimento do Brazil révèle un relief formidable qui met en valeur les différents plans. Les soli sont minutieusement soignés et parfaitement réalisés les échanges quasi chambristes – tel le passage qui marie flûte, alto et basson. De même la dynamique des cordes surprend-elle : c'est léger sans nuire à la clarté de l'articulation, précis sans empêcher un sentimentalisme débordant. L'équipe de ce soir offre un moment d'éloquence où se succèdent les tableaux d'une épopée catholique au Nouveau Monde. On se souviendra particulièrement du deuxième mouvement de la Suite n°2, d'une couleur incroyablement sucrée, où s’affirme un délicieux glamour latino. Marquante également Ualalôcê (troisième section de la Suite n°3) qui progressivement distille sa saisissante énergie jubilatoire jusqu'au déchaînement.

La dernière partie prend des allures d'oratorio avec grand chœur qui alterne les hymnes latins à la scansion de la parole indienne, où, pour finir, les deux expressions du sacré se mêlent dans une commune ferveur. Occupant environ une heure et dix minutes, cette grande fresque n'est pas avare en effets et évènements musicaux, accumulant tous les ingrédients requis pour magnifier la pellicule, sans pour autant qu'ils limitent l'écriture et l'invention.

BB