Chroniques

par bertrand bolognesi

Flavius Bertaridus, König der Langobarden
Flavien Bertaride, roi des Lombards

opéra de Georg Philipp Telemann
Innsbrucker Festwochen der Alten Musik / Tiroler Landestheater, Innsbruck
- 10 août 2011
Rupert Larl photographie l'opéra de Telemann à Innsbruck
© innsbrucker festwochen | rupert larl

Grand spectacle, ce soir, pour inaugurer la nouvelle édition du Festival de musique ancienne d’Innsbruck, avec une rareté absolue : l’opéra en trois actes Flavius Bertaridus conçu en 1729 par Telemann à partir d’un livret de Christoph Gottlieb Wend empruntant lui-même à des prédécesseurs italiens. Après quelques vingt-cinq ouvrages lyriques, le compositeur se penche sur l’histoire lombarde du VIIe siècle, et plus particulièrement sur le retour au pouvoir de Bertaride, renversant l’usurpateur Grimoald qui régnait à la suite d’un traité à son égard avantageux signé avec Dagobert, de maladroite autant qu’illustre culotte. Trêve de plaisanteries, l’argument est des plus sérieux.

Grimoaldus s’est injustement imposé sur le trône lombard, exilant pour ce faire le véritable héritier, Flavius. Afin d’exercer une menace face au prétendant légitime de la couronne, tout en renforçant les liens pour garantir sa position, il emprisonne la princesse Rodelinda, femme de l’exilé, et leur jeune fils Cunibert, et contraint Flavia, sœur de Flavius, à l’épouser. Elle lui donne un fils, Regimbert, du coup promis au trône, ce qui devrait contrer plus tard d’éventuelles velléités bertaridiennes.

Le rideau se lève sur une double fête : l’on célèbre les dix ans de mariage du roi et l’on honore une victoire militaire lombarde remportée par le général Orontes. Après une Sinfonia d’ouverture d’une grande et grave tenue, à la fois élégante et sévère, dont surprend la luminosité de la partie de cuivres, Grimoaldus fait son entrée, uniforme d’opérette, casquette étagée et cuisse de poulet en main, bientôt accompagné de trois créatures qu’il palpe copieusement, dictateur égrillard tout occupé à se faire plaisir, qu’il s’agisse d’admirer son portrait dans un journal, de faire un carton en supprimant un rebelle en plein banquet ou de satisfaire aux pulsions les plus triviales. Jens-Daniel Herzog donne le ton qui dominera les quelques quatre heures et quarante-cinq minutes de la représentation qu’il met en scène : aussi caricaturaux qu’ils paraissent de prime abord, les personnages s’avèrent finalement construits avec soin, répondant à leur fonction emblématique dans le drame comme à la crédibilité psychologique. Le ton est enlevé, certes, comme les aléas d’une intrigue à rebondissement qui, pour traiter d’un sujet grave, n’en évolue pas moins à travers une légèreté d’expression délicieuse.

Ainsi de Grimoaldus, littéralement porcin, de Flavia, reine malheureuse s’oubliant en des extases psychotropiques, du général amoureux Orontes dont l’austère gabardine agrafe fébrilement les émois félons, de Rodelinda, prudente et prête à tous les subterfuges pour retrouver son prince, du bouillant Cunibert, bondissant d’espoir, d’Onulfus, l’émissaire étranger de Favius, sorte d’espion en guérilla ; ainsi, enfin, de l’enfant Regimbert, avorton pervers auquel Herzog confiera la partie vocale de l’Esprit Protecteur des Lombards qui vient tout pacifier après l’issue – heureuse quoique sanglante – du drame. Et Bertaride ? Il nous est montré le plus sobrement qui soit, fier, volontaire et juste.

D’une inventivité effervescente et toujours cohérente, cette première s’avère pleine d’humour, comme la partition qui, pour répondre à certaines conventions d’extravagance induisant une inévitable prise de distance, n’en manque certes pas. Costumes et décors, à fermement situer l’action au XXe siècle, mêlent les références aux dictatures ; la propagande affichée dans les lieux publics pourrait évoquer Mao comme Tito, les uniformes s’inspirent de l’Italie fasciste comme d’exemples sud-américains ; bref, seuls en sont exclus nazisme et stalinisme, deux systèmes aux organisations si gigantesques qu’elles auraient raconté autre chose.

Quelques lignes annonçaient plus haut le ravissement musical : c’est un fait, Alessandro De Marchi profite magnifiquement de la vivacité d’écriture de Telemann comme d’une relative opulence instrumentale. Son Academia Montis Regalis s’y avère plus développée instrumentalement qu’on s’y attendrait, avec de nombreux bois dont un contre-basson, une harpe et des cuivres probants. Le jeu des timbres s’avère d’un raffinement notable dont le chef italien use en parfaite adéquation avec la dramaturgie, comme à son habitude.

Lorsqu’on aura précisé que la distribution se révèle de même excellente farine, aisément le lecteur imaginera le niveau de la soirée. À l’hyper précision et à la superbe du chœur de l’Academia Montis Regalis répondent huit voix parfaitement employées. La Française Mélissa Petit, jeune soprano à l’émission littéralement angélique, mène sereinement la ligne dévolue à L’Esprit Protecteur des Lombards (Der Lombardische Schutzgeist). Plus musclé, le soprano russe Katerina Tretyakova donne un Cunibert adroitement phrasé. Au ténor solide de Jürgen Sacher est avantageusement confié le rôle d’Orontes qu’il sert vaillamment. De plus dramatique couleur que ses consœurs précitées, Nina Bernsteiner campe une Rodelinda dotée d’un bel éventail expressif (le lamento du dernier acte est une splendeur). On retrouve la basse Antonio Abete dont la rocaille fauve campe idéalement Grimoaldus en des récitatifs épicés. D’un grave riche, d’un aigu facile et généreux, d’une couleur vocale à l’autorité naturelle, Ann-Beth Solvang offre à la reine Flavia un mezzo-soprano brillant, adroit, émouvant. Enfin, la chaleur du timbre, la souplesse du chant, l’exemplaire conduite de la ligne et l’irrestistible charisme de Maîte Beaumont valent au rôle-titre une ovation bien méritée.

Pourtant, c’est avec une autre voix que conclura cet article : celle de David DQ Lee, chanteur canadien d’origine coréenne, qui incarne ici Onulfus, l’émissaire de Flavius. C’est là un contre-ténor d’une agilité étonnante, d’une fiabilité médusante (cette façon qu’il a d’entrer dans le chromatisme, par exemple), mais encore luxueusement coloré et, surtout, étonnamment projeté si on en compare l’impact avec celui de ses confrères du même registre.

Cette soirée, coproduite avec la Staatsoper de Hambourg, ouvre avec panache un festival passionnant qui, outre de nombreux concerts instrumentaux, sacrés et vocaux, présentera également, dans le domaine lyrique, Pimpinone de Telemann, La Calisto de Cavalli et Romolo ed Ersilia de Hasse.

BB