Chroniques

par bertrand bolognesi

Gábor Hollerung et le Budafoki Dohnányi Szimfonikus Zenekar
Cantata profana de Bartók par Donát Varga, Csaba Szegedi

Budapesti Akadémiai Kórustársaság, Nyíregyházi Cantemus Vegyeskar
Zeneakadémia Liszt Ferenc, Budapest
- 29 mai 2016
Gábor Hollerung joue la Cantata profana de Bartók à l'Académie Liszt de Budapest
© dr

Après avoir entendu le Bartók de 1907 sous l’archet de Kristóf Baráti, hier soir au MUPA [lire notre chronique de la veille], c’est avec celui de la maturité et de sa dernière décennie hongroise que nous avons rendez-vous ce matin, dans les ors ambrés de l’incroyable grande salle de l’Académie Ferenc Liszt, imposant édifice Szecesszió de Kálmán Giergl et Flóris Korb inauguré le 12 mai 1907.

Les années trente sont celles des chefs-d’œuvre de Béla Bartók – Concerto pour piano et orchestre n°2, Images, Musique pour cordes, percussion et célesta, Quatuor n°5 et Sonate pour deux pianos et percussion –, l’opéra Le château de Barbe-Bleue et le ballet Le mandarin merveilleux faisant exceptions dans les périodes précédentes (respectivement 1911 et 1924). Et c’est précisément avec la Cantata profana que le musicien enrichit considérablement son catalogue dès 1930, bien qu’elle ne serait créée qu’au printemps 1934.

La genèse remonte à 1914, lorsque Bartók, passionné d’art populaire, prend connaissance de la légende des neuf cerfs dans une colinda collectée pour le fonds roumains qu’il souhaite éditer au titre de document ethnomusicologique. Ces mélodies conjuguent mystérieusement la célébration ancestrale du solstice d’hiver à la fête de la Nativité, comprise comme le renouveau de la vie au cœur de la mauvaise saison. D’abord conçu en langue roumaine puis définitivement en hongrois, le livret conte une partie de chasse d’un père en compagnie de ses neuf fils qui, par un sortilège de la forêt, se muent en autant de cerfs élisant désormais domicile sylvestre. Le père aura beau faire, tenter de les séduire en évoquant le confort du bercail et les bons plats de maman : adultes, ses enfants le quittent, non sans le menacer de le tuer s’il lui prenait envie d’entraver leur route. En suivant la structure des cantates de Bach, la Cantata profana est délibérément placé sous le signe du rituel, mais d’un rituel de la terre et de la vie, accusant à ce titre autant de saine sauvagerie que Le sacre du printemps de Stravinsky (1910/13).

Pour commencer, nous assistons à un commentaire illustré de l’œuvre, tous ses interprètes en scène, par Gábor Hollerung qui la dirigera ensuite. S’il ne nous est pas donné de goûter les multiples traits d’humour du chef, n’étant pas nous-mêmes magyarophones, nous saisissons la lumineuse précision de son commentaire pédagogique, la joueuse vivacité avec laquelle il livre son analyse, généreusement accompagnée d’exemples musicaux, à un public plus qu’attentif et venu en grand nombre un dimanche, à onze heures du matin, s’immerger dans le précieux atelier bartókien, idéalement transmis par l’acoustique flamboyante du lieu.

Après un court entracte, la diffusion d’une émission radiophonique où Bartók lui-même sur son œuvre introduit plus intimement au concert. Aux cordes graves d’alors enchaîner leur méandre d’où naîtra la parole chorale, après la contamination de tous les pupitres du Budafoki Dohnányi Szimfonikus Zenekar dont on admire d’emblée les couleurs savantes. Le conte est engagé, donnant bientôt vie à la chasse elle-même, comme par magie, une chasse exaltée que gagnent des forces souterraines. Le terrible déchaînement rythmique qui s’ensuit bénéficie d’une énergie invraisemblable, les voix des Budapesti Akadémiai Kórustársaság et Nyíregyházi Cantemus Vegyeskar menant ferme la battue, soudain suspendue sur le pont des métamorphoses. Pour être profane, l’œuvre est alors habitée d’un recueillement qui pourrait tenir du religieux, via la révélation.

Le plus beau des neuf garçons menace son père, phrase haletante du ténor Donát Varga qui se joue habilement de sa redoutable écriture. La réponse du père, le baryton-basse Csaba Szegedi, majestueux d’ampleur vocale, déjoue les tensions d’un ton patelin, comme pour charmer les enfants. Rien n’y fera, les enfants sont déterminés : avec l’âge de raison, la liberté, celle de vivre loin des hommes, dans la forêt, de s’abreuver aux sources pures – sublime envolée du ténor dans l’aigu, menant au paisible final. Bravo !

BB