Chroniques

par bertrand bolognesi

Georg Friedrich Händel | Israel in Egypt HWV 54
Freiburger Barockorchester, Zürcher Sing-Akademie, René Jacobs

Neal Davies, Yannick Debus, Robin Johannsen, Emmanuelle de Negri, etc.
Philharmonie, Paris
- 16 juin 2022
René Jacobs "Israel in Egypt" d'Händel à la Philharmonie de Paris
© philippe matsas | harmonia mundi

À quelques jours de l’été, c’est vers la légende biblique que se tourne la programmation de la Philharmonie, avec l’oratorio Israel in Egypt (1739). Ainsi retrouvons-nous la musique du Caro Sassone de Londres, mais encore René Jacobs et son Freiburger Barockorchester auquel s’associent, pour l’occasion, les choriste de la Zürcher Sing-Akademie. Autant l’acoustique du lieu ne transmettait guère favorablement la symphonie dramatique de Berlioz, la semaine passée [lire notre chronique du 10 juin 2022], autant elle se révèle plutôt favorable au répertoire baroque, compte tenu que nous nous trouvons cette fois installés dans l’ère centrale du septième rang de parterre où le rendu est indubitablement meilleur qu’aux balcons. À ouvrir The lamentations of the Israelites for the death of Joseph, premier chapitre d’une œuvre qui en compte trois, la Sinfonia se fait ici infiniment dolente, magnifiée par la tendresse du premier violon et la souplesse inouïe de la respiration générale. Le chœur suisse est assurément le héros de l’affaire, avec un The sons of Israel dont le recueillement discrètement tendu révèle l’art avisé. Sans rien d’heurté, l’inflexion du deuxième numéro, How is the mighty fall’n, se montre volontaire, à juste titre. Encore le fugato du suivant, He put on righteousness, bénéficie-t-elle d’une remarquable fluidité de phrasé. Avec le suivant, When the ear heard him, surgit l’Händel lumineux où un premier groupe de solistes vocaux fait son entrée.

Sans surenchère lyrique, ce quatuor parle sa partie, dans un équilibre idéal où chacun écoute ses partenaires, ménageant ainsi une constante élégance entre tous. Après un bref retour au drame, He delivered the poor ouvre la tête, René Jacobs cultivant un raffinement extrême dans The righteous shall be, via une ciselure instrumentale minutieusement nuancée. Passé une brève contrition, Their bodies are buried in peace affiche un ton gaillard assumé avec une superbe toute baroque. La définition très précise des voix surprend ensuite (The people will tell of their wisdom), qui donne décidément à réfléchir plus avant sur les phénomènes acoustiques de la salle. Passés les échanges entre solistes et chœur (They shall receive a glorious kingdom), le treizième et dernier épisode conclut le Prologue dans la prolongation saisissante de l’accord mineur.

Pour l’épopée qui va s’ensuivre, la seconde moitié du chœur prend place sur la gradin situé à la droite du chef, tandis qu’aux voix de Robin Johannsen (soprano), Alberto Miguélez Rouco (alto), Jeremy Ovenden (ténor) et Yannick Debus (basse) s’adjoignent celles de Neal Davies (basse) et d’Emmanuelle de Negri (soprano). Pour Exodus, l’effectif instrumental s’étoffe, lui aussi, avec un second positif, plus de cordes et une arrivée massive de bois et de cuivres quand le Prologue ne comptait qu’un basson. Israel in Egypt fut créé le 4 avril 1739, trois mois après le précédent oratorio d’Händel, Saul HWV 53, dont René Jacobs a choisi, pour ouvrir cette nouvelle partie, la brève et digne Funeral March (Acte III, numéro 77), souvent entendue en terre britannique lors des cérémonies funèbres de monarques ou d’hommes d’État. Amorcé par un récitatif incisif en diable de Jérémy Ovenden, toujours aussi flatteusement clair [lire nos chroniques de L’Incoronazione di Poppea, Saul, Semele, Ercole amante, Lodoiska, Solomon, Krönungsmesse et Lucio Silla], And the childrern of Israel sigh’d conjugue le timbre gracieux et angélique du jeune alto espagnol au grand chœur, dans une expressivité désormais plus dramatique. Après le chœur They loathed to drink auquel le chromatisme offre une étonnante limpidité, nous retrouvons Alberto Miguélez Rouco dans Their land brought forth frogs, air dont il mord adroitement le texte, dans un souci de relief fort bien mené [lire notre chronique de La divisione del mondo]. Avec He spake the world, où chœur et solistes dialoguent à la manière d’une Passion allemande, commencent les nombreux figuralismes – les violons incarnent soudain les mouches du livret, par exemple –, laissant parfois affleurer quelque sourire sur la trombine des musiciens. L’effervescence est à son comble dans la jubilation de la vengeance divine (He gave them hailstones), quand le suspens est à son comble dans la prochaine section (He sent a thick darkness) dont les échanges solistiques s’avèrent précieusement menés. Une fermeté savamment dosée gagne He smote all the firstborn dont séduit le canon, confirmée par l’impératif He rebuked the Red Sea. Sans excitation surnuméraire, le XXIV verset clôt dans une joie confiante, fervente même, Exodus qui déjà annonce le caractère religieux de Moses’ Song.

Les première et deuxième parties de l’édifice occupèrent près d’une heure dix (trente-sept minutes pour The lamentation et vingt-neuf pour Exodus), mais fallait-il interrompre en si bon chemin la narration musicale par un entracte ? Cela demeure à démontrer. Alternant la pompe sacrée à la liesse théâtrale, la fugue chorale qui ouvre cette troisième partie est emportée par un tempo leste qui en accentue judicieusement le lustre. Avec le duo des soprani, nous voilà presque à l’opéra (The Lord is my strenght), nos artistes ne s’y trompent pas. À l’emphase d’une masse chorale toujours plus chargée (He is my God) répond le duo des basses où s’associent le cuivre autoritaire de Neal Davies et le velours réconfortant d’Yannick Debus. La gracilité heureuse de trois toniques numéros de chœurs s’enchaîne, laissant bientôt la parole au ténor pour un somptueux The enemy said auquel succède l’étincelant Thou didst blow par Robin Johannsen dont le legato délicat et l’aigu facile font merveille [lire nos chroniques de Der Ring des Nibelungen, L’opera seria et Il trionfo del tempo e del disinganno]. Après un Thou in the mercy d’une positive préciosité – Ovenden et Miguélez Rouco – et un chœur tragique (The people shall hear) triomphe la grâce du contre-ténor (Thou shalt bring them in). Et soudain, The Lord shall reign for ever and ever, le moment que tous attendent, magnifié par l’ultime solo, avec tambourin, en dialogue choral – et en apothéose fuguée, Händel oblige ! En tout point ce concert est une réussite.

BB