Chroniques

par irma foletti

Giacomo Meyerbeer | Robert le diable, opéra en cinq actes
Dmitri Korchak, Lisette Oropesa, Nicolas Courjal, Yolanda Auyanet, etc.

Evelino Pidò dirige l’Orchestre Symphonique de la Monnaie
Palais des Beaux-arts, Bruxelles
- 5 avril 2019
Lisette Oropesa chante Isabelle dans "Robert le Diable" à Bruxelles
© jason homa

Robert le diable de Giacomo Meyerbeer (Paris, 1831) est un opéra trop génial et rare pour qu’on le rate, même en version de concert, comme celle que propose la Monnaie de Bruxelles, au Palais des Beaux-Arts. La soirée – quatre heures et demie, comprenant deux entractes – est, au final, une réussite éclatante. Impulsées par Evelino Pidò, les premières mesures surprennent par leur lenteur, mais la musique s’anime rapidement avec ce chef qui bondit sur le podium et fait passer son énergie débordante, tout en maintenant une solide architecture à l’ensemble [lire nos chroniques de Falstaff, Medea, Il trovatore, Anna Bolena, Manon, Semiramide, I puritani et Don Pasquale]. L’Orchestre Symphonique de la Monnaie fait un presque sans-faute, avec des bois superbement détaillés dès l’Ouverture, des cordes bien ensemble, un violoncelle solo magnifique de technique et d’expressivité. Seuls les cuivres commencent à fatiguer un petit peu en fin de représentation et relâchent peut-être légèrement leur concentration.

Une réserve très importante est cependant à émettre en ce qui concerne l’équilibre entre la phalange instrumentale et les solistes placés à la rampe. Dans cette salle, le volume produit par les musiciens et les choristes – ceux-ci remarquables de diction et d’application, de bout en bout – a tendance à noyer les protagonistes sous un flot de décibels, rendant parfois l’écoute difficile. Ainsi en va-t-il de la grande scène de Bertram à l’Acte III, Encore un de gagné !, où Nicolas Courjal, malgré toute sa bonne volonté, a bien du mal à émerger des gigantesques masses chorales et orchestrales. Mais la basse française [lire, entre autres, nos chroniques de Samson et Dalila, Hérodiade, Don Carlo, Les Troyens, I Capuleti e i Montecchi, Tristan und Isolde et Herculanum] a bien d’autres occasions de montrer son autorité, son impressionnant creux dans le grave, une projection et une puissance insolentes par moments, en particulier dans l’air Nonnes qui reposez (un peu plus tard dans même acte). À l’opposé de son tout récent Méphistophélès, plutôt sardonique, à l’Opéra de Marseille, Bertram est un diable sérieux, maléfique, absolument terrifiant lorsqu’il invoque Roi des enfers, c’est moi qui vous appelle.

Le ténor Dmitri Korchak relève le défi du rôle-titre, extrêmement tendu : belle qualité de diction française, voix robuste et large, voire athlétique par moments, également capable d’allègement. Il ne rencontre aucun problème dans les rares passages à fioritures, grâce à sa longue fréquentation du répertoire rossinien [lire nos chroniques d’Otello, Mosè in Egitto, Le Comte Ory et Torvaldo e Dorliska]. Cerise sur le gâteau, nous avons droit, en début de deuxième acte, au mythique air alternatif écrit par le compositeur pour le fameux ténor Mario (son buste se trouve dans la Rotonde du Glacier au Palais Garnier) ! Il s’agit, évidemment, d’un numéro d’une grande rareté – pour ma part c’est une deuxième version sur le vif, ma précédente expérience remontant à 1988, lors d’un concert de Chris Merritt à Pesaro –, d’une extrême difficulté, aux écarts vertigineux et suraigus qu’il faut donner dans un tempo soutenu. Le chanteur s’en tire avec les honneurs, même si la vaillance baisse sensiblement, au cours de l’air ainsi qu’en dernière partie de concert. Julien Dran a bien les moyens de Raimbaut, ténor plus léger à la ligne élégante et assurée, tout comme la basse Patrick Bolleire (Alberti, Prêtre) et le fort prometteur troisième ténor Pierre Derhet (Héraut, Maître de cérémonie), très clair et suffisamment sonore.

Le plateau féminin est encore plus relevé à notre sens, avec deux solistes qui, soignant la prononciation du texte, sont à l’aise dans les passages d’agilité, pour avoir interprété fréquemment des ouvrages belcantistes. Yolanda Auyanet compose une Alice au timbre charmeur, un personnage sensible, d’une belle musicalité et grande longueur de souffle. Son air Quand je quittai la Normandie est émis d’une voix ronde et douce, mais le duo qui s’ensuit, avec Bertram, revêt un fort relief dramatique où la chanteuse prend davantage d’épaisseur vocale [lire notre chronique de Norma]. Dès ses premières interventions, on se dit qu’on a une grande chance d’entendre Lisette Oropesa [photo] en Isabelle : malgré un petit vibratello sur le timbre, la largeur de l’instrument est appréciable, la voix est homogène sur toute sa longueur avec un registre grave sereinement exprimé et un suraigu qui paraît sans limite. L’interprète fait preuve d’un grand abattage dans les cabalette. Sa cavatine Robert, toi que j’aime (Acte IV), accompagnée par la harpe et le cor anglais, est un enchantement où elle se permet d’extrapoler deux suraigus – du très grand art [lire nos chroniques Mitridate, Falstaff, Les Indes galantes, Lucia di Lammermoor, Adina et Les Huguenots]. C’est elle qui remporte les suffrages aux applaudissements finaux, le public réservant une longue ovation méritée à l’ensemble des artistes.

IF