Chroniques

par bruno serrou

Gidon Kremer déçoit
Orchestre de Paris dirigé par Paavo Järvi

Salle Pleyel, Paris
- 9 mars 2011
© hr | anna meuer | tim wegner

C’est un programme cent pour cent viennois qu’a proposé cette semaine l’Orchestre de Paris. Deux partitions rares de Beethoven encadraient le chef-d’œuvre absolu de la littérature violonistique du XXe siècle, le Concerto « à la mémoire d’un Ange », une brillante Quatrième Symphonie et une chaleureuse ouverture La consécration de la maison.

Allégeant les textures, se faisant tour à tour poète et vigoureux conteur, Paavo Järvi a livré un Beethoven bouillonnant d’énergie et de flamme, brossant une Symphonie en si bémol majeur Op.60 n°4 chaleureuse et fruitée, tonique à souhait, soutenu par un orchestre fluide et cristallin, d’une précision d’orfèvre, particulièrement les instruments à vent, bassons, clarinettes. Le chef estonien et l’orchestre français ont donné à cette symphonie paire, oasis de lumière entre deux grandes symphonies impaires plus graves, l’Eroica et la Cinquième, et porteuse d’éléments pastoraux que l’on retrouve dans le Trio du troisième mouvement de la Sixième, le tour d’un vivifiant bain de jouvence, ivre de bonheur.

Moins célèbre et plus rare au concert que les autres pages d’un genre où Beethoven s’est particulièrement illustré, l’ouverture Die Weihe des Hauses Op.124 (La consécration de la maison) est aussi la dernière. Composée en septembre 1822 à Baden, dédiée au Prince Nikolaus Galitzin, cette partition s’ouvre sur une fanfare festive qui semble un lointain écho de la Révolution de 1789. Après qu’il l’eut rejetée parce que trop complexe, Beethoven l’intégrera au concert de la création de sa Neuvième Symphonie, le 7 mai 1824. Malgré sa construction alambiquée, associant forme sonate, archaïsmes de la fugue, style contrapuntique et se concluant sur une gigantesque fugue, cette ample pièce est un évident hommage à Händel, souligné par l’extrême virtuosité de l’écriture instrumentale.

Le Concerto pour violon et orchestre « à la mémoire d’un Ange », dernière œuvre achevée d’Alban Berg, est quant à lui un hommage à Johann Sebastian Bach dont le choral Es ist genug tiré de la Cantate O Ewigkeit, du Donnerwort BWV 60 sert d’assise au finale et qui dérive de la série de douze sons fondatrice de l’œuvre. Ainsi, le concerto prend-il la dimension d’un requiem à la mémoire d’une jeune-fille, Manon Gropius, enfant d’Alma Schindler ex-Mahler et de Walter Gropius (le fondateur du mouvement Bauhaus), morte à dix-huit ans des suites d’une poliomyélite. L’œuvre est écrite pour Louis Krasner (1903-1995) pour qui Schönberg composera à son tour son Concerto pour violon Op.36. L’urgence d’écrire cette œuvre condamnera Lulu à l’inachèvement, la mort emportant Berg peu après la mise à terme du concerto, dans la nuit du 24 au 25 décembre 1935, des suites d’une septicémie due à une piqure d’insecte mal soignée. Krasner créera donc le concerto à titre posthume, le 19 avril 1936, à Barcelone, avec l’Orchestre Pau Casals dirigé par Hermann Scherchen, tandis qu’au loin résonnaient les canons des troupes franquistes…

Subdivisée en deux mouvements comprenant eux-mêmes deux sections, l’œuvre est fondée sur une série dodécaphonique constituée d’un matériau hétéroclite n’hésitant pas à tendre à la tonalité, notamment dans la coda du Scherzo, empli d’allusions à Lulu – la belle jeune femme que tous les hommes désirent (ce qu’était Manon, qui ne pourra s’accomplir en tant que femme) – d’où s’exhale un chant folklorique venu de Carinthie, et, surtout, dans l’Adagio conclusif, la douloureuse exposition du choral de Bach. Dans cette œuvre somptueuse, l’un des plus bouleversants joyaux de l’histoire de la musique, Gidon Kremer déçut, mercredi, jouant le nez dans la partition, froidement, sans poésie ni douleur, tel un automate. Et ne parlons pas du bis lymphatique et sans attrait qu’au public il donnait à ingurgiter vaille que vaille. Un Kremer devenu l’ombre de lui-même.

BS